» Toutes les danses sont peu ou prou inconvenantes ! Elles sont faites pour tourner les têtes et provoquer des sensations. Je ne vois pas pourquoi les évêques se focalisent tout à coup sur le « Tango ». Plus ils tentent de l’interdire, plus cela provoque de l’excitation et donne envie de le danser ! »
Marguerite de Saint-Marceaux, ma vieille amie » Meg « , respire le bon sens et s’intéresse à tout. Nous jacassons tout deux, chez elle, boulevard Malesherbes, depuis des heures, tout en nous servant régulièrement de son excellent thé.
Nous sommes vraiment passés par tous les sujets : la santé défaillante de son mari, Viviani qui n’a pu mettre d’accord les membres de son futur gouvernement et a du se retirer, laissant la place à Ribot que je conseillais depuis longtemps au Président Poincaré, le film spectaculaire sur le pauvre explorateur Scott au pôle Sud, la nouvelle saison des ballets russes qui plaît tant aux snobs, la découverte du Sacre du Printemps… La famille, les amis, l’art, la politique, la musique… Marguerite se plonge dans tous les sujets, insatiable et curieuse. Elle échange volontiers mes (fausses) confidences sur l’ambiance à l’Elysée contre des (vrais et croustillants) potins de la vie parisienne.
Et toujours ses commentaires aussi vifs sur les uns et les autres. Tel homme faible et âgé qui vient de se trouver une charmante et coquine jeunette se voit prédire un triste avenir : » Vous savez, elle le tue, oui, elle le tue et s’en fera des rentes ! Ainsi va le monde et ainsi finissent les hommes de grande intelligence qui aiment trop les femmes à l’âge où il faudrait les fuir ! »
Elle ne manque pas de sagesse. Un moment, elle se tait et embrasse d’un regard circulaire, presque mélancolique, ses bibelots, ses meubles de style, son intérieur si chaleureux. Meg se demande ce que deviendront ces objets après sa disparition, ce qui sera dispersé sans état d’âme ou au contraire retiendra l’attention et sera aimé de ses enfants… Ses enfants ? » ces chers êtres pour lesquels nous comptons si peu… C’est la loi de la nature, elle est juste. « ‘
Puis nous revenons sur la nouvelle qui fait sensation et jaser dans les salons : la disparition tragique de la jeune et primesautière Christiane de Vogüé, morte d’une embolie selon les uns, mais plutôt vraisemblablement ravagée par la cocaïne et ayant mis brutalement fin à ses jours, selon les autres : » elle était étrange, intelligente, inquiétante, cette pauvre petite… Il en faut tant dans la jeunesse pour ne pas succomber sous le poids de tout ce qui vous torture… »
Après ces paroles graves, Meg ne peut s’empêcher de lâcher, plus ou moins faussement horrifiée, que la mère de la jeune femme, la comtesse de Beauchamp, voyage actuellement en Algérie aux bras de son amant et ne pourra se rendre à l’enterrement !
Il se fait tard. Nous nous séparons, non sans nous donner rendez-vous le lendemain au théâtre des Champs-Élysées, que Meg continue d’appeler « Théâtre Astruc », alors que Gabriel Astruc a fait faillite et a passé la main.
Je l’interroge : » qu’allons nous voir déjà ? »
Un petit sourire : » Vous ne m’avez pas écouté quand je vous ai appelé à votre bureau ! J’ai fait prendre deux places pour Otello de Verdi, chanté par Marcoux avec l’orchestre Monteux. Vous venez, n’est ce pas ? »
J’espère que nous aurons réussi à former un ministère stable d’ici demain et je pourrai enfin me détendre avec Verdi plutôt que de passer en revue, une bonne partie de la nuit, pour la centième fois, la liste des ministrables dans le bureau de mon patron Poincaré !