3 mars 1910 : Les bonds du fauve dans un théâtre

Le lieutenant de hussard prussien, confiant dans son pouvoir de séduction, glisse sa main dans celle d’Anne-Charlotte. A chaque pas, il sent le froissement de la robe cintrée de la belle aristocrate contre son pantalon d’uniforme, la douceur d’un tissu féminin contre la toile rêche. L’essence d »Ambre Antique » de Coty l’enchante dès qu’il s’approche pour lui glisser un mot.

Anne-Charlotte laisse agir son charme et sert doucement les doigts de l’officier qu’elle trouve musclés mais fins.

Cet après-midi, le couple improbable réunissant l’espionne et l’adjoint d’attaché militaire allemand, a choisi de profiter de la future saison russe, de découvrir les prochains ballets qui feront les joies de la foule au Théâtre du Châtelet.

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Il assiste à une répétition grâce à la « carte de circulation » d’Anne-Charlotte de Corcelette : ce précieux sésame donne accès aux loges des artistes, aux sièges d’une salle vide car fermée au grand public permettant d’avoir une vue imprenable sur l’entraînement des danseurs issus du ballet impérial de Saint-Pétersbourg, d’entendre l’orchestre s’accorder avant de s’élancer dans l’interprétation des dernières pages fiévreuses écrites par Stravinsky qui produit dans l’urgence.

Nos deux tourtereaux s’assoient dans la pénombre, placés par le gardien du théâtre qui connaît bien Anne-Charlotte. Un peu plus loin à droite, on devine la stature imposante du producteur Serge de Diaghilev qui cache le frêle Stravinsky continuant à composer pendant que l’on joue ses lignes créées le matin même.

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Serge de Diaghilev

Tous les sens sont mis à contribution : des sons originaux, des décors dont les couleurs chatoyantes font oublier le pâle noir et blanc des ballets français, une chorégraphie faite de danses traditionnelles coupées d’élans très modernes, des costumes rappelant aussi bien la Cour de Catherine II que celle d’un sultan d’Orient. La prochaine saison mélange savamment le folklore des steppes et l’ambiance des Mille et une Nuits ; un oiseau de feu frôle les femmes lascives d’un harem ; des chevaliers encouragés par des fées font preuve de bravoure ; des magiciens protègent des belles menacées par la folie des hommes et les caprices de mystérieuses divinités.

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Un costume des Ballets russes

Anne-Charlotte est aux anges. Elle retire sa main de celle du lieutenant allemand inculte qui l’ennuie depuis de longues minutes et l’empêche de profiter pleinement du spectacle. Le jeune officier s’en aperçoit, regarde sa montre et prend congé, proposant un autre rendez-vous accepté du bout des lèvres par celle qui ne lui jette qu’un vague regard en le quittant.

Anne-Charlotte, enfin seule, se laisse emporter par le rêve d’Orient qui hypnotisera demain tout Paris. La Russie comme personne ne l’a jamais vue, un pays qui a changé depuis Napoléon, des contrées plus mystérieuses que les récits français du XIXème siècle pouvaient le laisser supposer.

Soudain, le miracle.

Un être presque surnaturel, aux muscles de caoutchouc et doué d’une vivacité de fauve, s’élance sur scène. Un saut de plusieurs mètres, puis deux et enfin un troisième encore plus impressionnant. Nijinski qui est en passe de devenir le danseur le plus célèbre d’Occident, traverse l’espace sans effort apparent. Sa respiration et sa concentration ont raison de son poids : il vole presque.

Anna-Charlotte tremble soudain devant cet homme exceptionnel à la gestuelle érotique, au corps parfait, à la détente de mâle sauvage. Oubliés, d’un coup, les officiers que le Deuxième Bureau lui demande de côtoyer, évaporé son mari Jules fonctionnaire et juriste : ne reste que Nijinski et sa démarche de panthère rattrapant sa proie prête à se laisser dévorer pourvu que cela lui procure quelques plaisirs. Les frissons envahissent l’élégante qui se lève alors pour être remarquée de l’artiste si fascinant.

Le danseur descend de la scène au même moment et se dirige vers elle. Anne-Charlotte ne sait plus quelle contenance adopter. Une main dans les cheveux, une autre serrant son chapeau. La passion soudaine la rend toute gauche.

Nijinski pose un instant ses yeux noirs sur le diamant de son collier qu’un projecteur fait briller par hasard mais il reste indifférent. Ses pas le mènent en fait à Diaghilev, le mentor, le grand frère, le maître.

Lorsque les deux hommes se retrouvent, le producteur russe passe une main sur les hanches de Nijinski qui se cambre légèrement. Il profite de l’obscurité pour l’embrasser dans le cou, d’un mouvement aussi fougueux que bref.

Anne-Charlotte regarde, interdite, avec sa main gantée de blanc cachant sa bouche grande ouverte de surprise. Elle grave dans sa mémoire cette manifestation de passion entre les deux invertis ; ces deux êtres qui ont décidé de bouleverser tous les tabous, toutes les règles de notre époque. Ces deux Russes vont entraîner notre siècle dans un bond en avant gigantesque, à couper le souffle.

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