« La lime de l’assassin a pénétré dans la chair facilement, silencieusement, sans provoquer initialement de douleur vive. Sissi a l’impression d’avoir reçu un coup mal placé, d’avoir été bousculée un peu vivement. Rien d’inquiétant. Le bateau qui doit lui faire rejoindre la partie vaudoise du Lac Léman attend. Elle monte, le visage décidé. Irma Stzaray, sa dame de compagnie hongroise, lui saisit le bras pour l’aider à franchir la passerelle. Un sifflement, le vapeur part dans un gros bouillonnement d’eau et de fumée.
L’impératrice Elisabeth d’Autriche- dite Sissi – a été assassinée par un anarchiste italien du nom de Lucheni, le 9 septembre 1898, à Genève
Sissi s’assied, soudain épuisée, sur le premier banc en bois à l’abri des embruns. Elle regarde son corsage au-dessus du sein gauche : celui-ci est maculé de sang. Affolée, elle défait le vêtement avec l’aide d’Irma. Le liquide rouge vif continue à se répandre par petits jets réguliers d’un trou minuscule mais beaucoup trop profond pour être cicatrisable, tandis que la douleur se fait plus vive. Le soir, l’impératrice Élisabeth d’Autriche s’éteint. Elle a soixante ans. »
L’impératrice Elisabeth, dite « Sissi » et sa dame d’honneur en Suisse
Katharina Schratt, avec laquelle je dîne au Crillon, a raconté l’histoire de sa voix presque rauque, légèrement voilée par l’âge, sans reprendre son souffle.
Elle ajoute : « Ainsi nous a quitté la femme qui m’a jeté dans les bras de son époux, l’empereur François-Joseph. Cette impératrice fuyant la cour et son étiquette rigide, cette femme encore jeune poursuivie par tous les fantômes dont la mort avait transformé sa vie en cauchemar éveillé : sa fille Sophie disparue à l’âge de deux ans, son fils Rodolphe suicidé, sa sœur devenu duchesse d’Alençon, brûlée vive… «
Sissi et François-Joseph
Je caresse machinalement le verre vide devant moi, rêveur et interroge, pour rompre un silence douloureux : « Et vous avez alors pris la place de l’impératrice? »
Katharina se récrie : « Personne ne pouvait prendre la place de l’Impératrice que François-Joseph n’a jamais cessée d’aimer. Mon rôle reste celui de la confidente, de la douce amie d’un souverain complètement absorbé par les affaires du trône, d’un homme broyé par les contraintes d’une terrible charge.
Sissi ne pouvait supporter l’étiquette viennoise et chaque mur de Schönbrunn lui rappelait un souvenir pénible. Je me dévoue pour prendre une place laissée vide. Je chéris François-Joseph d’un amour platonique ; j’ai une tendresse particulière pour cet être exposé, seul, aux jugements sans appel d’une presse moqueuse et d’une opinion mondiale versatile ; pour ce grand monsieur victime des coups imprévus d’une destinée tragique. »
Schönbrunn
Elle me décrit alors ses allées et venues discrètes -presque secrètes – entre sa villa de Hietzing et Schönbrunn, ces escortes policières en civil, pendant le court trajet, qui visent à éviter toute rencontre inopportune, ces rendez-vous volés avec le souverain, entre deux audiences d’ambassadeurs. Après un soupir, elle évoque aussi les longues soirées en cercle restreint où les deux chastes amants déploient des efforts terribles d’imagination pour rester dans des sujets « légers ».
La flamme de la bougie qui nous sépare éclaire alors drôlement le visage d’une Katharina devenue touchante et m’empêche de bien voir ses yeux alors qu’elle vient d’essuyer ce que je devine être une larme. Elle conclut : » Chaque sourire, chaque rire que j’arrache à François-Joseph devient une victoire sur le destin et un pacte réussi avec l’éternité. »
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L’hebdomadaire conservateur berlinois Zukunft a chargé en octobre-novembre 1898 le célèbre anthropologue criminologiste italien Cesare Lombroso d’étudier la personnalité de Luccheni (avec un ou deux c) lors de son procès qui aboutit à sa condamnation à la prison à vie, et ce, d’après les règles de la nouvelle école de psychiatrie anthropologique qu’il a lui-même magistralement énoncées.
L’auteur donne dans son article un court aperçu de la vie de Luccheni jusqu’au meurtre de Genève puis signale les anomalies frappantes qui caractérisaient déjà en lui le type du criminel.
Le meurtrier de l’Impératrice Elisabeth a les yeux voilés, les sourcils abondants et arqués, les cheveux épais, la mâchoire puissante, le front bas, la tète étonnamment petite. Il présente également un certain nombre d’autres signes dénotant l’épilepsie. Une particularité cependant : son écriture qui se compose de très petites lettres, semble indiquer un caractère doux, féminin. C’est là un signe d’hystérie et d’épilepsie qui correspond au dédoublement de la personnalité caractéristique de ces affections. Ce phénomène est particulièrement frappant chez Luccheni, que nous voyons affectueux pour les enfants, docile au régiment, et soudain meurtrier.
L’auteur signale encore chez Luccheni la vanité et le penchant au suicide observés chez la plupart des criminels politiques. Lombroso convient qu’on aurait tort de s’étonner du nombre de ces criminels en Italie et en Espagne où un bon quart de la population est encore réduite à habiter de taudis où des « Papous ne voudraient pas se loger ». Il reconnaît aussi que les circonstances lamentables de la vie de Luccheni ont contribué pour une grande part à faciliter chez lui l’œuvre de dégénérescence le conduisant à ce crime si répugnant.
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