« L’Afrique française doit grandir, les couleurs nationales seront bientôt celles du continent noir, la Civilisation irriguera ces terres immenses qui nous attendent, assoiffée. Nous allons faire entrer l’homme africain dans l’Histoire. » Le discours du ministre vise loin et haut, on serait tenté d’entonner la Marseillaise à la fin.
Des Européens prennent l’apéritif à Brazzaville
Nous fêtons la naissance de l’Afrique Équatoriale Française, AEF, cette belle endormie, à l’écart des attentions de la presse concentrée sur le Maroc ou l’Algérie.
Mettre en valeur des territoires immenses et largement méconnus, tel est l’objectif poursuivi par la signature du décret, avant hier, instaurant cette AEF promise à un avenir qui ne dépend que de nous. Quatre territoires dissemblables : Gabon, moyen Congo, Oubangui-Chari et Tchad. Une capitale, Brazzaville, un ministre des colonies, Georges Trouillot qui exulte, des fonctionnaires coloniaux ravis de voir quelques beaux postes se créer, l’AEF n’est pas qu’une affaire africaine, c’est d’abord une jolie conquête ministérielle.
Qu’on en juge.
Cinq à six millions d’hommes seulement pour 2 500 000 km2, des forêts aussi impénétrables qu’inhospitalières, des cours d’eau s’entrelaçant de façon complexe jusqu’au lac Tchad puis, plus au nord, la brousse, la savane et enfin le désert : l’AEF multiplie les paysages et les climats. Les zones très arrosées s’y révèlent aussi nombreuses que celles qui attendent la pluie comme une délivrance.
Le lac Tchad
L’AEF est l’héritière d’explorateurs mythiques comme Savorgnan de Brazza, Emile Gentil, Alfred Fourneau (devenus tous les trois gouverneurs généraux dans la région) ou Paul Crampel et Victor Liotard. Mélange d’aventuriers et d’administrateurs chevronnés, loués pour leur audace, critiqués pour leurs initiatives, ils ont forgé presque à mains nues un morceau considérable de notre empire colonial. Durs au mal, fidèles à des valeurs, persuadés de leur bon droit, ils ont fait rentrer cette partie d’Afrique dans la France, avec le verbe, avec l’argent et avec les armes.
Par le traité de Berlin du 26 février 1885, nous avons toute liberté pour exploiter les richesses réelles ou supposées de ces territoires : caoutchouc, ivoire, cacao, coton, fer, zinc cuivre, plomb et si on remonte vers le nord: céréales et bétail. Toute liberté pour apporter la Civilisation : ponts, routes et chemin de fer. Les populations indigènes, n’en doutons pas, attendent avec impatience l’arrivée des hommes blancs.
Les médecins, les instituteurs, les ingénieurs ? Pour l’instant, ce sont surtout des sociétés d’exploitation qui gèrent des concessions grâce au travail forcé établi sur des villages entiers. Péguy a dénoncé cela dans les Cahiers de la Quinzaine mais à ma connaissance, la Compagnie des sultanats du Haut Oubangui continue à prospérer et les noirs souffrent en silence. Des familles déplacées, des exactions d’hommes blancs jamais punies, des femmes et des enfants qui travaillent durement : l’AEF, c’est aussi cette part obscure, cette ombre noire projetée sur les belles intentions de l’homme blanc.
Dans cette région du monde, la règle du généreux maître d’école n’a pas encore remplacé le fouet du contremaitre au service de colons parfois bien rapaces.
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