2 juin 1909 : Les Russes sont-ils heureux ?

« Manger, boire, faire la fête, prier »… c’est cela un Russe heureux ? Pas simple de commencer mon article pour le journal Le Temps autrement que par un poncif. Ce quotidien va faire paraître une série d’analyses sur l’état d’esprit des différents peuples occidentaux. J’ai été contacté pour parler des Russes.

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Les tableaux d’Andrei Ryabushkin décrivent le monde rural russe du début du XXème siècle

Est-ce que ce sont mes liens privilégiés avec l’ambassade et les diplomates de Saint-Petersbourg qui expliquent ce choix ? En attendant, pour boucler les fins de mois, je ne refuse rien et j’ai même obtenu du directeur du Temps, Adrien Hébrard, de scinder l’article en trois parties : je parlerai d’abord des paysans, puis des ouvriers et enfin de la noblesse. On ne peut sérieusement décrire le grand peuple slave en l’appréhendant d’un bloc tant les conditions de vie sont différentes entre un ouvrier métallo des bas-fonds d’Ekatérinbourg, un vieux noble vivant de ses rentes, partageant son temps entre ses terres, Nice, le Lac Majeur ou Moscou et enfin, un paysan qui a accepté de défricher la Sibérie et dont le grand-père était serf.

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Un paysan russe en 1909

Je prends donc ma plume pour parler des campagnes russes. Les notes du Quai d’Orsay que j’utilise comme documentation évoquent « le problème paysan ». Cela commence mal !

Les paysans forment les trois quarts du peuple russe et les réformes du premier ministre Stolypine en leur faveur ne semblent pas donner totalement les résultats escomptés.

Le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’efforce de mettre fin aux communautés villageoises. Ces structures arriérées bloquent la mobilité de leurs membres et distribuent périodiquement les terres disponibles des villages aux familles en fonction de leur taille, ce qui conduit à un morcellement des parcelles au fur et à mesure que la population s’agrandit. Ces distributions régulières font tourner les cultivateurs sur les mêmes terres et ne favorisent pas leur motivation individuelle à long terme : travailler un même lopin pendant trois ou quatre ans et le céder ensuite à un voisin demande un sens de l’intérêt général pas toujours très répandu.

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En réaction, Stolypine veut donc faire émerger un peuple de petits paysans propriétaires. Il est temps ! On considère que 52 % des paysans cultivent actuellement un lot de taille insuffisante pour nourrir convenablement leurs proches. Un tiers des exploitations n’a pas de cheval pour tirer une charrue. Le taux de mortalité dans les campagnes est le double de celui constaté en France. Les sécheresses (celle de 1892 est restée dans les mémoires) ou les inondations conduisent à d’épouvantables catastrophes.

Mes collègues du Quai ne manquent pas d’insister sur la lourdeur de la fiscalité paysanne. L’Etat taxe fortement les échanges et achats de sucre, de thé, de vodka, de tabac ou de fer.

Le pouvoir russe refuse de distribuer les terres appartenant à la noblesse alors que celle-ci n’investit souvent pas suffisamment dans ses domaines.

L’émergence d’une classe de petits propriétaires conduit aussi à la division du monde paysan où s’affrontent les intérêts devenus divergents de cultivateurs au bord de la famine d’une part et de responsables de petites exploitations connaissant une certaine aisance, s’efforçant de moderniser leur outil de travail, d’autre part.

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« En attendant, la Russie exporte du blé. Tout ne va donc pas si mal.  » La distribution de crédit par des banques spécialisées, la mise en place de coopératives aidant à la stabilisation des prix et à la mise à disposition de matériel plus performant, le défrichement de nouvelles terres, favorisent un début d’aisance dans une partie des campagnes.

Alors, heureux les paysans russes ? La moitié a quitté sa communauté d’origine et bénéficie de nouvelles parcelles, fruits des conquêtes sur les forêts ou de remembrements. Cela suffit-il au bonheur ? Il n’y a plus de révolte paysanne depuis 1905. Est-ce en raison des lourdes condamnations qui ont frappé les meneurs de l’époque ou parce que les conditions de vie ont progressé ? Les notes du Quai restent interrogatives.

Je ne sais comment conclure mon article pour Le Temps avec ces incertitudes sauf à rappeler ce que dit le ministre anglais Winston Churchill : « la Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme. » 

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Des paysannes russes en 1909

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