Carlsbad, station balnéaire cosmopolite de Bohême, en 1908
Vacances du Président du Conseil ? Travail des collaborateurs ! Comme chaque été, G. Clemenceau commence à préparer ses valises pour son séjour en août à Carlsbad, ville de Bohême, station thermale située en territoire autrichien.
Le départ du chef du gouvernement se prépare minutieusement. Outre les réservations pour le long trajet en Orient Express, il faut vérifier une dernière fois que la villa Helenhof, maison meublée dominant la ville, pourra accueillir dans de bonnes conditions l’homme d’Etat et sa suite (un secrétaire, un valet et les hommes de la sûreté). Le funiculaire reliant le bourg à la résidence sera-t-il là, prêt à partir, au moment où Clemenceau – qui déteste attendre – arrivera avec ses lourdes malles ?
Carlsbad. Petite bourgade faussement tranquille, séjour pas aussi privé que l’on pourrait croire.
En fait, se croise à Carlsbad tout un monde de diplomates, de banquiers, de journalistes et de ministres des différents pays d’Europe. C’est dans toutes les langues mais surtout en français – langue internationale – que les curistes, enroulés dans leurs longues serviettes blanches, s’échangent des nouvelles du monde qui va. De façon décontractée, on parle affaire ou on prépare telle rencontre diplomatique de l’automne. Sans façon, les Allemands échangent avec les Français ou les Anglais ; les Russes ou les Serbes plaisantent avec les riches Autrichiens ; quant aux Américains, ils tentent de comprendre cette vieille Europe compliquée.
Clemenceau se lèvera comme d’habitude vers quatre, cinq heures du matin. A la fraîche, emmitouflé dans un vieux manteau, il écrira pendant deux ou trois bonnes heures. Au mieux, ce seront quelques pages d’un éventuel roman ; au pire, il trempera sa plume dans le vinaigre et produira des mots aigres-doux et insatisfaits pour des conseillers comme moi. Puis il lira son abondant courrier et déjeunera avant sa séance de gymnastique dont l’intensité provoque l’admiration de la presse populaire.
Je prépare un dossier spécial pour la rencontre inévitable que mon Patron aura avec un autre habitué des lieux : Edouard VII. Il faut donner à G. Clemenceau les éléments pour convaincre le roi d’Angleterre de faire augmenter les moyens beaucoup trop faibles de l’armée de terre britannique. Je dois tenir compte que les documents transmis seront peut-être consultés à table… ou peu après un bain de vapeur. Il n’est donc pas question de transmettre une pièce essentielle et originale. Les secrétaires du ministère, sous ma dictée, s’attachent donc à tout recopier en urgence.
Les principaux collaborateurs feront l’aller retour avec Carlsbad pour assurer le lien quotidien entre le Président du Conseil et les ministères. Le dévoué directeur de cabinet Winter, l’homme de confiance et sous préfet Roth, ont déjà pris leurs billets. Les valises de documents devront transiter avec des scellés et ne pas quitter leurs propriétaires. Les services secrets allemands rôdent et restent à l’affût, prêts à exploiter toute négligence de notre part.
Le gouvernement se prépare ainsi à être dirigé depuis l’Autriche Hongrie, par un homme en vacances mais finalement aussi actif que s’il était dans son bureau parisien !