12 avril 1910 : Pologne meurtrie

 « On aurait voulu faire disparaître notre nation à tout jamais que l’on ne s’y serait pas pris autrement. » Henryk Sienkiewitz, le prix Nobel de littérature 1905, auteur de Quo Vadis, est reçu aujourd’hui à l’Elysée. Après les poignées de mains, les discours et les hommages, il m’explique, un verre de champagne à la main, le drame traversé par son pays, la Pologne. Éclatée entre trois empires, la Russie qui possède tout le Territoire de la Vistule (Varsovie, Lodz…) , l’Autriche-Hongrie où vivent les habitants de Cracovie et tout le reste de la Galicie et enfin la Prusse avec la Posnanie, la Pologne n’existe pas, n’existe plus.

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Varsovie dans les années 1900, 1910

En Russie ? La langue russe reste obligatoire dans les écoles, le clergé catholique est juste toléré et réduit au silence, les nouveaux monuments glorifient l’unité derrière Saint Pétersbourg. En Prusse, les fonctionnaires sont aussi tous allemands et diffusent la langue de Goethe dans la vie de tous les jours en s’appuyant sur l’idéologie du Kulturkampf. Seule l’Autriche-Hongrie admet une représentation politique des Polonais qui bénéficient d’un vice-roi en Galicie, membre du cabinet viennois.

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Varsovie en 1910

Nation éclatée administrativement mais aussi éparpillée entre provinces économiquement et socialement très diverses. La Galicie autrichienne demeure très rurale et un peu arriérée alors que les villes rattachées à la Prusse se développent grandement d’un point de vue industriel, suivies par celles sous domination russe. Des régions voisines comme la Haute-Silésie (prussienne) et le bassin de Dabrowa (russe) sont pourtant rivales alors que les Polonais y sont majoritaires.

Qui veut faire la Pologne ? Le mouvement national grandit mais là-aussi de façon multiple. Certains vantent les vertus du tri-loyalisme vis à vis des trois pays dominant la Pologne et espèrent grandir en leur sein. Ils restent conservateurs dans l’âme et pour eux, leur avenir passe par l’enrichissement de leur communauté. D’autres préconisent l’établissement d’une vraie nation sur des bases ethniques (excluant les nombreux Juifs des territoires concernés ?) en utilisant la violence ou au contraire, les voies démocratiques. On compte des socialistes, des agrariens, des nationalistes purs et durs et des populistes. Un homme comme Pilsudski entretient ni plus ni moins une véritable force paramilitaire de 10 000 fusiliers non loin de Cracovie tandis que Dmowski tente de soulever les Polonais de Prusse grâce à des actions antigermanistes audacieuses. Tout ce petit monde se déchire et l’établissement d’une grande Pologne cohérente et unifiée paraît loin.

En attendant, les Polonais émigrent en masse : en France ou aux États-Unis notamment. Entreprenants, courageux (on ne leur réserve pas les métiers les plus faciles), solidaires entre eux, ils forment des communautés fières de leur religion, de leur langue et de leur culture. Sienkiewitz conclut :

« Nous butinons les fleurs du monde entier et nous en faisons notre miel ! »

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Henryk Sienkiewitz

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28 mars 1910 : Tuer son patron pour 65 centimes

La jeune veuve a-t-elle tué son patron et incendié l’usine dans laquelle elle travaillait ? Arrestation humiliante, enquête bâclée, jugement inique, le lecteur connaît la vérité et frémit de l’erreur judiciaire touchant l’héroïne : vingt ans d’emprisonnement ! Heureusement, à la suite d’une évasion réussie, la course s’engage pour retrouver le véritable criminel. Comme dans tous les romans populaires, la fin sera morale et rassurante.

Qui n’a pas lu « La Porteuse de Pain » de Xavier de Montépin ? Des rebondissements toutes les dix pages, une héroïne attachante et seule contre tous parfois, l’éloge du courage face à des obstacles a priori insurmontables. On ne lâche pas un tel roman qui transforme les heures en minutes et les longues attentes en gare en moments de détente. Peu importe le style, tout est dans le mouvement ; oublions la finesse psychologique pour observer de vrais méchants et d’authentiques salauds transformer la vie de gens sympathiques en cauchemar. Laissons de côté toute vraisemblance pour nous engager dans des combats où le bien finit toujours par triompher du mal alors que le rapport de force paraissait au départ désespéré.

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« Chaste et Flétrie » (tout un programme !) de Mérouvel, « Le Crime d’une Sainte » de Decourcelle et pour finir, le sommet de l’aventure, avec la série des Pardaillan de Zévaco.

Le sexe que l’on cache maladroitement, la sainteté bousculée, l’Histoire transformée en succession de vengeances, de sombres manœuvres et d’anecdotes croustillantes : la morne vie de l’usine ou du bureau s’oublie au fil des pages tournées avec avidité.

Le lecteur paie 65 centimes un ouvrage publié parfois à plus de cent mille exemplaires. Les éditeurs comme Fayard parient enfin sur des gros tirages pour arriver au seuil de rentabilité. Le populo peut pour la première fois acheter facilement des livres qu’il paie cinq fois moins cher qu’autrefois.

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Les fameux livres populaires à 65 centimes des éditions Fayard

En amont, l’auteur se fait rémunérer 5 à 10 centimes la ligne par le Petit Journal ou le Petit Parisien qui lancent les œuvres, dans un premier temps, sous forme de feuilletons.

5 à 10 centimes ? Il en faut des pages pour gagner correctement sa vie ! Résultat, les écrivains les plus en vue embauchent des nègres : ce sont toujours leurs idées, leur style, leur façon de raconter mais leur plume ne sert plus guère qu’à signer.

On prétend que derrière Montépin se cachent au moins dix inconnus dont le travail aussi acharné qu’industriel explique la volumineuse production. Jamais cet aristocrate dilettante ne pourrait enchaîner trois à quatre romans par an avec la vie mondaine qu’il mène et les aventures féminines qu’il collectionne avec désinvolture. De son hôtel particulier, il répond à ses admiratrices issues du peuple avec un papier à lettres luxueux orné d’une couronne ducale.

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Xavier de Montépin : un portrait et une caricature

Tous n’ont pas la chance de Xavier de Montepin, la plupart des auteurs crie misère. Il faut les imaginer avec un café fort sur la table de leur logement miteux, des couvertures sur le dos pour se protéger de l’humidité et du froid. Le peuple, ils connaissent et en font partie. Ils écrivent pour leurs semblables. L’encre sur le papier leur apporte une maigre pitance mais les met aussi en relation avec l’autre, le lecteur, celui qui justifie que l’on se lève tôt et se couche tard pour peu qu’il apprécie notre production.

Ces centaines d’écrivains qui oublient leurs rêves de gloire pour se concentrer sur des lignes qui doivent absolument plaire, méditent ces quelques mots de Stendhal : « un roman est comme un archet. La caisse du violon qui rend les sons, c’est l’âme du lecteur. »

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15 mars 1910 : Je glisse une pièce à Giraudoux

Je ne pensais pas lui donner un jour de l’argent. Cela s’est fait très discrètement, lors d’une visite à son bel appartement Louis XV, du 16 rue de Condé à Paris. Nous avions, en effet, prévu de nous revoir après notre rencontre dans le train en partance pour Berlin.

Son début de gloire littéraire avec la publication de son premier livre, « Provinciales », pourtant salué par Octave Mirbeau ou Jules Renard, lui est de peu d’utilité. L’ouvrage se vend très mal et ne lui rapporte rien.

Jean Giraudoux a aussi échoué – de peu – au Grand Concours du Quai d’Orsay et doit ainsi provisoirement renoncer à ses rêves de carrrière diplomatique qui aurait pu en faire l’égal d’un Claudel.

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Jean Giraudoux peine à joindre les deux bouts

Il vit donc de 150 francs par mois en envoyant, régulièrement, des textes au journal le Matin qui lui verse ainsi l’équivalent du traitement d’un petit fonctionnaire. Une telle somme ne permet guère de vivre dans le centre de Paris et d’avoir la vie d’homme aimant sortir auquel il aspire. Alors Giraudoux fait aussi le guide pour les riches touristes qui veulent découvrir la capitale et enchaîne les productions alimentaires :  « Guiguite et Poulet », « La Lettre Anonyme » ou « La Surenchère », contes bien écrits mais indignes de son talent.

« Je ne ressens pas le besoin d’écrire » me confie cet angoissé de la page blanche. Il ne réponds même pas aux sollications aussi sympathiques que pressantes d’André Gide qui lui réclame un manuscrit pour la Nrf. Sous sa plume, m’explique-t-il, les mots ne s’enchaînent pas, pour l’instant, pour former les beaux textes dont il rêve. De l’amusant, du plaisant, parfois même du « bien tourné » mais de réelle beauté et de génie, point.

Gide reste trop aimable : que répondre à cet homme qui, pour le moment, le surestime ?

On sent Giraudoux las. Un peu désabusé par l’échec, il refuse avec orgueil la médiocrité. A vingt-sept ans, il emprunte des petites sommes ici et là. Il doit quelques pièces à tel ami et ne rembourse rien à tel autre. Aucun d’entre eux n’ose réclamer de peur de le blesser, désarmé par le sourire de l’écrivain et persuadé que son passage à vide n’est que provisoire.

Après avoir discuté avec Jean qui confirme, dans une conversation brillante qu’il est aussi germanophile qu’amoureux de la campagne limousine, je profite de son absence dans la pièce voisine pour glisser cinq louis à l’endroit précis où j’ai remarqué un petit tas de sa monnaie. Grâce à ce petit stratagème, pendant que je suis chez lui, il ne remarquera rien et quand je l’aurai quitté, Jean ne pourra sans doute pas identifier le nom de son ange gardien.

Vers six heures, je le quitte et pendant que le normalien se redresse face à moi de sa haute taille, je mets ma main sur son épaule en signe d’encouragement. Il répond alors à mes propos par cette phrase qui résume bien son état d’esprit actuel : « Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent ».

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15 décembre 1909 : La grippe touche les intellectuels

« Ma toux était mauvaise, ma fièvre forte. Engourdissement, raideur de tous les muscles, courbatures très douloureuses. Un moment, j’ai cru ma dernière heure arrivée. »

Mon ami Charles Péguy exagère-t-il un peu lorsqu’il décrit la mauvaise grippe qu’il a attrapée au moment où il lançait ses fameux Cahiers de la Quinzaine ?

Nul ne sait. Force est de constater, en revanche, que sa production philosophique pendant cette période, a été intense.

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Charles Péguy : l’intense production philosophique d’un grippé

Les titres des trois courts essais écrits sur son lit, le front brûlant, montrent une fois de plus le peu de sens commercial de Charles : «De la grippe » orne la couverture du premier opuscule, « Encore de la grippe » annonce le second. Le troisième s’intitule, avec une originalité confondante : « Toujours de la grippe. »

C’est, à chaque fois, le compte-rendu nerveux, souvent plaisant, parfois plus aride, d’une conversation imaginaire avec son médecin. Dialogue philosophique, étonnement métaphysique. On y parle de la mort et de Dieu, de la maladie et de la souffrance, mais aussi du massacre des Arméniens -qui laisse toute l’Europe indifférente – et enfin, de l’Affaire Dreyfus et de politique.

Charles revient notamment sur la notion de « parti grippé » et s’interroge sur les grands rassemblements républicains qui perdent leurs forces et leur valeurs dans les basses querelles, les petites ambitions et les calculs médiocres de leurs dirigeants. A ne penser qu’à sa réélection, l’homme politique s’enfonce dans « l’électolâtrie » et gâche toute mystique républicaine.

Charles déplore, pessimiste : « Quand un parti est malade, on se garde bien de faire venir le médecin… » et fait quelques propositions pour revenir à une République régénérée.

Si l’on compte des « malades imaginaires », Péguy nous montre, qu’il y a aussi… des malades imaginatifs.

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Retrouvons-nous pour une dédicace le lundi 21 décembre au Comptoir des Saints Pères, 29 rue des Saints Pères (à l’angle de la rue Jacob) à Paris 6ème, métro Saint Germain des Prés à partir de 17 h ! 

11 décembre 1909 : Proust se paie la tête des diplomates

  « La culture de ces gens éminents est alternée et triennale. Les expressions dont ils émaillent leurs fins propos ne laissent pas de m’étonner. Une année, nous avons le droit à Travailler pour le roi de Prusse, l’année suivante, Qui sème le vent, récolte la tempête pour terminer heureusement par un délicat proverbe arabe, Les chiens aboient, la caravane passe. »

Mon ami Marcel Proust a oublié la partie de dominos que nous avons commencée. Il est caustique, drôle et a décidé, ce soir, de se payer la tête des diplomates.

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«  Vous vous rendez compte, Olivier, de l’importance d’un toast porté en fin de repas ? Tel ambassadeur, invité par mes parents, se délectait d’un simple mot employé par un dirigeant à ce moment et il en saluait l’audace, selon lui, inouïe. Il évoquait le fait -tenez-vous bien – que la France et son pays avaient des… affinités. Pendant une bonne demi-heure, nous avions droit à un commentaire autorisé sur la force et la justesse d’une telle expression jugée originale dans le vocabulaire habituel du Quai d’Orsay. Il évoquait longuement l’émotion suscitée dans les chancelleries par « affinités » et les chroniques variées d’une presse spécialisée dont les sources ne lui étaient pas éloignées. « Affinités ». La France et ce pays avaient des «affinités «  et il répétait ce mot pour en faire découvrir toutes les sonorités chatoyantes, en saluant l’audace de celui qui avait su le suggérer au souverain Théodose. »

Proust, souriant jusque-là, part d’un franc éclat de rire.

« Enfant, je ne voyais pas à quel point mes parents avaient affaire, en la personne de ce diplomate, à un cuistre. Ce qu’il faudra que je fasse, quand je vais en parler dans mon livre, c’est de montrer à la fois l’admiration -héritée de celle de ma famille- que j’avais dans ma prime jeunesse, tout en laissant transparaître mon ironie d’aujourd’hui.

Il faut que mon lecteur sente que le bambin que j’étais ne percevait déjà pas bien pourquoi mon père et ma mère restaient bouche bée devant cet ancien ambassadeur. Et c’est à partir de cette incompréhension mise sur le compte de mon jeune âge, que je pourrais ensuite bâtir un texte qui se chargera progressivement, de vitriol. Seuls les enfants se rendent compte que le roi est nu ! »

L’écrivain s’esclaffe, son regard, habituellement si doux, devient moqueur et presque cruel.

Puis, soudain, ce dernier se fige et se glace. Sa main se porte à sa poitrine pour tenter d’étouffer une envie irrépressible de tousser. Le douleur provoquée par cette gêne physique soudaine fait pâlir Marcel qui pivote sur sa chaise pour tenter de cacher son désarroi.

La toux vient enfin. Sèche, répétée, épuisante et creusant durement les premières rides de mon ami. Je tente de le calmer d’un ou deux gestes parfaitement vains.

Les rires ont disparu. L’homme aux mille talents, à l’esprit si affuté, semble s’effacer devant un être profondément affaibli, presque pitoyable.

Je ne fais pas paraître mon trouble et me contente, la crise calmée, de donner cet ultime conseil à Marcel :

« Vous ne devriez pas travailler autant. Votre bonne m’indique que pendant soixante heures vous ne touchez à aucun repas. Elle se demande même si vous buvez un verre d’eau, tout occupé que vous êtes à noircir des centaines de pages. »

Je sens mes propos inutiles. C’est toute une vie, une pensée qui quitte un corps qui ne répond manifestement plus… pour se mettre en scène dans un ouvrage immense, devenu le seul véritable avenir de Proust.

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16 novembre 1909 : L’ingénue libertine ne m’a pas séduit

  « Claudine a l’école » n’annonçait rien mais apportait tout ; ce titre racoleur annonce tout mais n’apporte rien. Ingénue et libertine ! Que la réclame commence ! Les badauds qui veulent se divertir avec ce qu’ils ont compris des premiers Colette choisiront « l’ingénue » en sachant que cette dernière se révèlera forcément coquine. Les ignorants alléchés par la chair fraîche à la mode Ancien Régime décadent, vont préférer le mot « libertine. » Venez et servez-vous ! Du sexe, un peu d’immoralité, des émois nombrilistes et quelques jolies scènes aussi bien troussées que l’héroïne Minne.

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Colette en 1909, elle publie un livre à succès : « L’Ingénue Libertine »

La série des Claudine apportait des pages de plaisir, le livre de Colette qui sort aujourd’hui agrège des lignes produites au kilomètre. Il faut bien vivre ma pauv’dame. L’écrivain, séparé de Willy, reprend deux manuscrits déjà publiés pour n’en faire qu’un. Vous avez lu les deux romans « Minne » et « Les égarements de Minne » ? Vous êtes censés aimer cette nouvelle production expurgée des apports de l’ancien mari, beau parleur, au talent moins affirmé que celui de sa femme. Deux manuscrits réunis en un seul pour un nouveau départ dans la vie littéraire, dans la vie tout court. Colette signe enfin de son vrai nom et marque son indépendance.

C’est un autre livre que l’on attendrait d’elle. La passion montante et fatale décrite dans « Claudine en ménage » où, pour la première fois, une plume de grand talent décrivait l’attirance entre deux femmes, laisse la place à une recherche banale de l’amour, des choses interdites et des émois d’alcôves.

Les « ah, oh » hypocrites d’une héroïne simulant le plaisir au lit renvoient aux mêmes exclamations lourdaudes de ceux qui viendront se rincer l’œil dans ce livre bancal. Deux parties bien distinctes qui s’assemblent aussi bien qu’un chapeau vert sur une robe rouge cachent quelques pépites ici et là. La fin où Minne découvre l’orgasme… dans les bras de son mari n’est pas l’hommage bien tardif à la morale rassurant les critiques littéraires de la presse de droite mais nous rappelle surtout que Colette sait choisir les mots doux, les phrases tendres et les tournures ciselées qui transforment une agréable scène de lit en moment littéraire jubilatoire.

Les 300 pages du roman sont ainsi faites. Pour dix lignes alimentaires produites par une femme qui doit payer son loyer, on en découvre trois ou quatre écrites d’une main géniale. Espérons que ces dernières annoncent des romans futurs qui feront moins la joie des kiosques de gare et plus le bonheur des vrais amis de Colette rêvant qu’elle se confie à nouveau sans jamais nous lasser, en caressant son chat.

Après les jeux coquins mais vains, on attend le retour d’un vrai « je » sensuel et malicieux.

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8 novembre 1909 : W comme Wells

Mais comment « L’homme invisible » peut-il arriver jusqu’à nous ? A quelle « Guerre des Mondes » a-t-il échappé ? Quelle « Machine à explorer le temps » doit-on utiliser pour le rejoindre ? Des ouvrages fameux, des succès de librairie, H.G. Wells s’affirme depuis dix ans comme le maître du roman d’anticipation … au même titre que Jules Verne ?

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H.G. Wells à la porte de chez lui, à Sandgate en Angleterre. Cet article est la suite de l’abécédaire sur notre époque commandé par la direction du journal Le Temps.

«  Non, je ne suis pas le Jules Verne anglais ! » ne cesse de s’exclamer Wells qui se trouve d’autres pères comme les philosophes antiques Apulée ou Lucien de Samosate ou mère comme Mary Shelley.

Il ajoute : «J’ai une idée de nouvelle par jour, je transporte mes lecteurs par l’imagination sans rechercher forcément à décrire le monde de demain. »

On préfère effectivement que tout ce qu’évoque Wells ne quitte pas ses compte-rendus d’entretiens dans la presse ou ses passionnants romans : il serait terrible qu’un jour on utilise des méthodes comme les combats entre centaines d’aéroplanes voire même une bombe à lente décomposition radioactive dont nous peinons à imaginer le mécanisme réel mais que Marie Curie pourrait sans doute vous décrire mieux que moi.

Jules Verne se révéle plus gai : il n’imaginerait pas d’homme invisible en paria de l’humanité ou l’invasion de la Terre par des extra-terrestres maléfiques.

Wells s’affirmerait comme l’écrivain d’un XXème siècle qui commence dans la peur de la guerre , Verne clôturait un XIXème siècle confiant dans les progrès de l’humanité ? Wells le pessimiste contre Verne l’optimiste ? Trop simple. Wells a écrit contre l’Angleterre victorienne et s’engage dans les combats socialistes. Il lutte pour le progrès social et ses romans délivrent un message propre à mobiliser les consciences. Verne se situe sur une ligne plus proprement littéraire et semble s’accommoder de la société de son temps. Wells le progressiste contre Verne le conservateur alors ? Trop facile sans doute. Et puis qu’importe !

Laissons-nous prendre par ces aventures écrites par un spécialiste de biologie rendant très vraisemblables des phénomènes inconnus. Partageons les idéaux politiques de cet ancien pauvre qui a longtemps côtoyé la misère, l’injustice et l’exploitation.

Nous avons notre avenir entre nos mains ; 1909 est à la croisée des chemins et laisse notre Wells songeur après avoir lâché dans un soupir : « l’histoire de l’humanité est de plus en plus une course entre l’éducation et la catastrophe. »

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5 novembre 1909 : Proust joue une musique qui n’existe pas

  Les notes s’enchaînent comme dans un rêve. L’imagination suit les mains du pianiste et chaque phrase musicale donne naissance à une nouvelle sensation. Impression qui se percute avec une analyse des éléments de la mélodie, complexe, qui ne dévoile ses charmes, un à un, qu’au cours d’un effeuillage infini. Ah, cette sonate de Saint-Saëns ! Après l’avoir découverte dans les cahiers que Marcel Proust me demande de relire, j’ai tenté de la retrouver dans toute la discographie disponible, j’ai épluché les programmes des concerts récents, interrogé des amis. Recherche infructueuse, résultats frustrants. Quelques connaissances me citent la sonate n°1 pour violon et piano qui aurait pu inspirer mon ami écrivain mais rien n’est moins sûr. 

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Je retrouve ce dernier pour une partie de dominos dans un bouillon parisien. Ma question, directe, est à la hauteur de mon impatience :

«  Cette fameuse sonate que vous citez, cette petite phrase musicale qui symbolise l’amour entre Swann et Odette, où puis-je la retrouver ? Vous parlez de Saint-Saëns ? « 

Marcel réfléchit un instant et me glisse :

«  Cela pourrait être aussi des quatuors de Beethoven, une Ballade de Fauré… une architecture musicale que vous croyez connaître, elle vous emmène à chaque audition dans une direction nouvelle qui vous envoûte un peu plus chaque fois. Dans le trouble de votre esprit, vous ne savez ce qui provient de la remontée de souvenirs, d’un travail de mémoire car vous constatez que la musique elle-même vient ajouter des sensations jusque-là inconnues, nouvelles et émouvantes.

Je n’aurais pas dû citer dans mon texte le nom de Saint-Saëns. Trop facile, pauvre ou inexact. J’écris en fait sur une musique qui n’existe que dans mon roman, des notes que seuls mes lecteurs peuvent entendre s’ils se laissent emporter par mon texte. On rêve tous d’une musique merveilleuse et jamais entendue, d’un choc musical et esthétique qui fait presque basculer notre vie dans un avant et un après. C’est cette émotion que je souhaite faire partager, que je voulais décrire tout en préservant son côté insaisissable.« 

Je propose à mon ami de barrer le mot « Saint-Saëns » pour un autre nom de compositeur, imaginaire, qui laissera le lecteur sur sa faim et signifiera tout de suite que nous avons quitté le monde réel pour celui de la littérature. Swann, le héros, évolue dans un monde parallèle au nôtre, suffisamment proche pour que l’on puisse s’identifier à lui mais qui s’éloigne à chaque fois que l’on cesse de faire confiance à l’auteur pour tenter de trouver, dans la vie réelle, les vrais lieux, personnages ou références. Proust évoque un musique fruit d’une partition invisible, composée par un fantôme, mélange complexe de multiples compositeurs qui additionnent leur génie, pour former un être surnaturel capable de nous entraîner au-delà de toutes les sensations déjà connues. La magie de l’écriture de Proust dépasse tout ce que les doigts agiles d’un pianiste peuvent procurer, le texte raturé d’un cahier procure un plaisir, une joie, qu’aucune partition n’avait su créer chez nous.

Concentré sur ses dominos, depuis quelques instants, Proust m’attend :

«  C’est à vous de jouer… » me dit-il.

Le soir, rentré chez-moi, je reprends ma lecture des cahiers, en repensant à ces quelques mots qui m’invitent à un rôle actif, seul capable de faire vivre pleinement le futur roman de mon ami : « c’est à vous de jouer. »

12 octobre 1909 : Camille Claudel jusqu’à l’obsession

 La culpabilité qui ronge, occupe une bonne partie de l’esprit, revient à la charge comme un mauvais génie. Paul Claudel n’en peut plus de penser à sa sœur Camille. Cette dernière, sculpteur de grand talent, ancienne élève de Rodin et devenue sa maîtresse avant de rompre de façon particulièrement orageuse, sombre dans une folie sans retour.

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Paul Claudel, sculpté par sa soeur Camille lorsqu’il avait une quinzaine d’années.

La partie raisonnable de mon ami Paul le pousse à s’occuper de Camille en lui apportant des vêtements neufs, en l’aidant à ranger et nettoyer un appartement écurie et surtout à l’écouter patiemment en lui suggérant qu’elle n’est pas seule dans ce monde que sa tête malade lui fait sentir comme de plus en plus hostile.

Une autre voix intérieure lui dit : « tu n’y es pour rien. Garde ta liberté, vis ton métier de diplomate, voyage, écris, tu n’as pas de prise sur cette triste situation, préserve-toi. »

Rendre visite à Camille une fois par an : est-ce le bon compromis pour apaiser sa conscience ? Est-ce suffisant pour que la pauvre femme se sente entourée, aimée ? Certainement pas. Mais Paul n’en peut plus. La vision de celle qu’il admirait lui fait maintenant horreur. L’artiste ne produit plus. Elle est devenue énorme, ne se lave plus guère, déchire le papier-peint de sa chambre, brise ses œuvres, poste des lettres assassines à des inconnus et parle de façon saccadée, le regard fiévreux.

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Camille Claudel semble sombrer inexorablement dans la folie

«  Et s’il m’arrivait la même chose dans quelques années ? «  Claudel s’interroge, se demande si la maladie n’est pas une malédiction familiale qui frappera progressivement toute la fratrie.

Alors il fuit, il tente d’oublier, se tourne vers Dieu, son seul secours, vers l’écriture, sa seule compagne réconfortante. Les mots glissent sur le papier, souplement, au rythme d’une respiration réflexe : il s’éclaircit l’esprit en noircissant la feuille.

Dans son journal, dans ses pièces, Claudel ne parle pas ou fort peu de sa sœur. L’Amour, la quête spirituelle, la poésie et la recherche d’une mélodie des phrases, occupent toute l’œuvre. Camille est absente ou seulement citée de façon brève, factuelle et faussement neutre au détour d’une page. Et pourtant ! Pas une heure sans que l’écrivain ne pense à elle, à ses sculptures merveilleuses de grâce, à ses rires passés, à sa fraicheur qui n’aurait jamais dû s’interrompre. Il se retourne parfois brusquement, persuadé d’avoir entendu sa voix alors qu’il réside à l’autre bout de la planète.

La plume continue à courir sur la feuille, Claudel laisse un instant son bras produire seul, mécaniquement, sa prochaine pièce en trois actes. Son regard se trouble, sa gorge se noue, il prononce en chuchotant ce prénom tant aimé, ces deux syllabes dissemblables et inégalement douces : « Camille… »

Son parfum de l’époque où elle était coquette lui revient en mémoire pendant que ses yeux s’humidifient inexorablement. Il essuie d’un doigt la larme qui commençait à perler et prononce à nouveau le mot « Camille ». Comme un appel, une prière, en tournant la tête vers le crucifix suspendu sur le mur d’en face. Il lui semble que la tête du Christ en croix a les traits de l’égérie de Rodin, qu’il incline la tête comme elle le faisait quand elle sculptait. Dans un nouveau souffle qui l’aide à surmonter sa détresse, il lâche un nouveau « Camille… » avec une douceur infinie, une tendresse de frère qui ne pourra jamais oublier sa pauvre sœur.

11 octobre 1909 : La passion de Paul Claudel

 « On va à la gloire par le Palais, à la fortune par le marché et à la vertu par les déserts ». Voilà ce que m’a répondu mon ami Paul Claudel, ancien consul de France à Fou Tchéou puis Tien-Tsin, quand je lui ai demandé où il souhaiterait être nommé pour son prochain poste. Cela ne m’a guère aidé. Une grande ambassade où il occupera une fonction subalterne ou un consulat européen où il peut espérer le poste de consul ?

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Paul Claudel s’est inspiré de sa passion pour la belle Rosalie Vetch, lors de son séjour en Chine, pour composer son drame en trois acte  » Partage de Midi ».

Londres, Francfort, Berlin, Christiana, Saint-Pétersbourg ? Le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon demande l’arbitrage de la Présidence du Conseil et me transmet un avis réservé sur l’intéressé. La vie privée de Paul Claudel à Fou Tchéou -est-il écrit- a choqué la communauté européenne expatriée : le jeune diplomate s’est pris de passion pour une femme mariée (Rosalie Vetch) rencontrée sur le paquebot assurant la liaison avec la Chine, l’a hébergé ainsi que toute sa famille au consulat et a entretenu, selon toute vraisemblance, une relation adultère.

Je balaie d’un revers de main ce rapport sans grand intérêt qui reflète bien la médiocrité de certains des collaborateurs de Pichon.

Pendant l’après midi, j’établis une note qui remplace ce document du Quai, en proposant une nomination à Prague. Plutôt que de parler de la vie privée du diplomate, j’insiste sur ses qualités d’écrivain qui s’épanouissent plus dans un poste calme de consul que dans une ambassade exposée aux tumultes de relations diplomatiques intenses. Je rappelle qu’il ne souhaite plus être nommé à nouveau Chine. « Cet Empire est dévoré par la vermine, l’impôt foncier perçu est de 400 millions de taëls : 28 millions parviennent au gouvernement impérial. Le reste est mangé par les parasites » m’expliquait-il encore récemment. Je m’efforce d’être d’autant plus convaincant que je sais qu’une mission hors d’Europe empêcherait mon ami de rendre suffisamment visite à sa pauvre sœur Camille, artiste géniale qui sombre actuellement dans la folie paranoïaque et la misère.

A la relecture de ma prose, je repense à cette phrase lapidaire de Paul : « la crainte de l’adjectif est le commencement du style ». J’en profite donc pour supprimer plusieurs mots ou membres de phrases inutiles ou redondants avant de transmettre le tout à la secrétaire.

Je retourne à ses rédacteurs, en le barrant de deux larges traits rouges, le document venant du Quai en ajoutant comme commentaire en face du paragraphe sur la liaison jugée scandaleuse de Paul, ces quelques mots qu’il m’a un jour confiés : « La possession détruit ce qu’il y a de plus sublime dans la passion. »

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Une Chinoise de Fou Tchéou

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