» Cet homme se moque du monde ! Mener ainsi une diplomatie secrète et parallèle peut se révéler dangereux compte tenu des fortes tensions avec l’Allemagne. »
Clemenceau ne décolère pas en m’écoutant raconter comme Joseph Caillaux, le rusé Président du Conseil négocie en sous-main avec les autorités de Berlin pour mettre fin à la grave crise survenue après l’envoi de la canonnière Panther à Agadir. Il grommelle :
» Cet homme nous croit toujours en position de faiblesse, comme si nous étions encore en 1872 avec Bismarck isolant la France du reste de l’Europe et travaillant à limiter nos possibilités de développement. Il pratique une diplomatie de la peur et de la soumission. »
Je tente de défendre mon patron actuel en rappelant que Caillaux a bien fait le point, au début de la crise, avec le généralissime Joffre et lui a demandé si nous avions 70 % de chances de gagner la guerre contre l’Allemagne si celle-ci survenait. Clemenceau me coupe :
» Evidemment, ce trouillard de Joffre a répondu que nous n’avions pas 70 % ! J’aurai pu aussi répondre la même chose, avec moins d’étoiles sur le képi ! » Il reprend un instant son souffle mais garde le visage cramoisi de colère : » L’important est le soutien de l’Angleterre. Nous l’avons sans ambiguïté. Et de ce fait, nous ne craignons plus rien. Mais dites-moi, Olivier, comment avez-vous su que Joseph Caillaux court-circuitait son propre ministre des Affaires Etrangères Justin de Selves ? »

Si Caillaux a trahi la confiance de la Chambre et pratique un jeu solitaire, j’ai conscience pour ma part d’agir dans son dos en racontant tout au Tigre, mon ancien patron. Clemenceau, les mains dans le dos, regardant par la fenêtre de son domicile de la rue Franklin, sent que ma conscience me travaille. Il me jette alors un regard enjôleur et doux dont il a le secret et d’une voix apaisante il m’assure : « Olivier, il n’y a aucun mal à raconter à un parlementaire les agissements indélicats d’un ministre, fusse celui qui vous emploie. Au-dessus du secret professionnel, il y a la droiture républicaine. Allez-y, parlez sans crainte. »
La gorge nouée, j’évoque alors tout ce que j’ai découvert ces derniers mois. Les télégrammes diplomatiques allemands des 26 et 27 juillet décodés par notre service du chiffre et qui évoquent clairement les tractations de Caillaux « … qui doivent se faire à l’insu de l’ambassadeur de France à Berlin Jules Cambon ». Je parle aussi de la succession des banquiers et hommes d’affaires dans le bureau du Président du Conseil. Je cite notamment le tout puissant Fondère négociant, à la barbe du reste du gouvernement, avec le baron de Lanken, l’homme de confiance de Guillaume II.
Clemenceau est atterré par mes révélations. Il note les noms, les dates… « … pour plus tard, un jour… » ne cesse de répéter cet homme à la rancune tenace.
Quand je quitte le Tigre, je serre chaleureusement la main du vieil homme que je n’ai jamais cessé d’admirer. Je lui glisse : » Monsieur, vous ne pouvez pas savoir comme je tiens à vous. » Clemenceau me répond, en tapotant affectueusement mon épaule : « Vous tenez à moi, c’est parfait mon petit… et moi, eh bien, je tiens Caillaux. »
Votre mentor, Clemenceau, compte sur les britanniques mais oublie un peu vite les russes, hors la France compte absolument sur l’empire des Tsars pour fixer en cas de guerre, une part significative de l’armée allemande vers la Prusse orientale,
Malgré son alliance avec la France, il n’est pas certain qu’une guerre franco-allemande ayant pour origine un conflit d’influence en Afrique, ne touchant donc absolument pas les intérêts vitaux de la Russie, entraîne automatiquement notre cher allié à nos côtés. Sans les russes, le pourcentage « à la louche » de Joffre va sérieusement baisser !
Pour revenir à Cailleau, ses tractations ont commencé il y a quelques mois, en mai, lorsqu’il était ministre des finances sous le gouvernement (de transition) de Monis et qu’il décida de sa propre initiative d’engager avec Berlin des négociations secrètes pour donner à l’Allemagne une compensation suite au non-respect par la France de ses engagements sur l’affaire marocaine (voir mon message au billet du 27 février dernier).
On peut s’offusquer de ces marchandages secrets qui nuisent certainement à la cohésion de notre politique étrangère, mais Mr Cailleau a sans doute raison de vouloir éviter que les affaires marocaines, qui empoisonnent les relations entre la France et l’Allemagne depuis plusieurs années, ne finissent par provoquer un conflit majeur dans des conditions qui ne seraient pas favorables à notre pays.
Bye
Olivier Stable
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un excellent blog, continuez!
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bravo un blog très bien fait et instructif à lire
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