Nous sommes reçus chez les Picasso. Le premier étage de leur appartement que leur a déniché le riche marchand d’art Paul Rosenberg, au 23 rue de la Boétie, apparaît comme parfaitement rangé. Les meubles y sont choisis avec soin et disposés avec goût. L’ensemble respire la propreté. On ne retrouve plus du tout l’ambiance saltimbanque de l’époque Montmartre, au moment où j’avais fait, un peu par hasard, la connaissance de Pablo. Olga, la maîtresse de maison, danseuse des ballets russes, contrôle chaque détail de son intérieur comme si elle était sur scène. Aucun faux pas, point de fausses notes. Elle ne souhaite en aucun cas que son conjoint impose, en permanence, sa forte personnalité sur les lieux. Même accrochés aux murs, on distingue plus de Cézanne, de Renoir ou de Corot que de toiles de mon ami !
C’est au second étage que l’on retrouve l’atelier du peintre et le joyeux bazar qui va avec.
Nous nous glissons dans de confortables fauteuils et un verre à la main, la conversation roule sur la dernière fois que nous avons vu nos hôtes réunis. C’était à leur mariage, l’an dernier, le 12 juillet, à l’église orthodoxe de la rue Daru. Pablo, malicieusement, rappelle : » Nous avons choisi, exprès, la « saint Olivier » pour sceller notre bonheur ! « . On ne saura jamais si ce détail est exact (Pablo aime bien me faire plaisir… mais aussi me taquiner) ; dans tous les cas, la cérémonie était émouvante. Fastes, chants et rites orthodoxes, solennité et pompe : on se serait cru dans Boris Godounov !
Nous évoquons ensuite les nombreux déplacements du couple : Biarritz pour le voyage de noces, Saint-Raphaël pour les vacances mais aussi Londres où Picasso a réalisé un rideau de scène du ballet « Le Tricorne » de Diaghilev. Il nous montre aussi des dessins des danseuses : certains très réalistes ( que j’aime beaucoup), d’autres beaucoup plus stylisés avec des membres enflés – un peu à la Renoir – ou d’une inspiration carrément cubiste (qui me sort par les yeux).
De mon côté, à la demande insistante d’Olga, je finis par dérouler, sur la table basse et dans un grand silence, deux œuvres de mon père. Moment terrible où le regard aigu de Picasso va se poser sur le pastel à l’huile et l’aquarelle de ce cher Papa.
Quel sera le jugement du maître ?
Olga sent immédiatement mon anxiété et se laisse aller alors, avec une pointe de brusquerie, à sa propre appréciation, sur un ton impérieux qui interdit, de fait, à son époux de se prononcer. Et c’est avec un délicieux accent slave qu’elle s’exclame : » Da, c’est très beau ! De la couleur, du mouvement, le regard est attiré à chaque fois par un chemin ou une ligne de fuite qui incite à la rêverie ! C’est chaleureux, j’aime énormément ! Tu sais quoi, Olivier ? Nous allons décrocher quelques toiles de Renoir de nos murs parce qu’elles ont un peu vieilli et les remplacer par ces deux magnifiques œuvres de votre Papa ! »
Elle joint sur le champ le geste à la parole, avec l’aide empressée de son mari, tout heureux de satisfaire sa chère et tendre. Et quelques instants plus tard, les productions du paternel – si discret qu’il n’a jamais voulu exposer de sa vie – côtoient un Cézanne et un Picasso, dans l’antre de l’un des plus grands maîtres de tous les temps !


Les deux œuvres du père d’Olivier le Tigre cédées au couple Picasso…