« Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d’acclamations accueilleront nos étendards vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau de notre race, il est en notre pouvoir de le faire ! «
Discours magnifique à la Chambre, moment unique : j’en ai la gorge nouée. Mon « patron », Georges Clemenceau, revient en pouvoir ! Poincaré qui s’en méfie mais pensait à lui depuis longtemps, s’est finalement décidé, après avoir nommé une succession de Présidents du Conseil qui ne laisseront sans doute pas de grands souvenirs dans la mémoire collective.
Le Tigre revient… Poincaré a fait le choix de la guerre à outrance. Il écarte les options pacifistes ou même modérées. Fini les conciliabules secrets avec des pseudo-diplomates allemands, fini les rêves – illusoires, j’en suis sûr – d’une paix blanche, sans vainqueur ni vaincu. Les boches ne nous rendront pas l’Alsace et la Lorraine et veulent notre perte. Ceux qui croient à autre chose restent de doux rêveurs. Il faudra se battre jusqu’au bout. Briand, Caillaux et les autres seront écartés, voire poursuivis.
Il faut tenir, continuer obstinément le combat… en attendant les Américains et leurs ressources humaines, matérielles et financières immenses.
Clemenceau incarne une ligne claire, un choix limpide et galvanisant.
Je n’ai pas été nommé chef du cabinet civil. Légère déception. A 49 ans, avec mon expérience, cela n’aurait pas été incongru. Georges Mandel – que j’ai du mal à cerner – a su être, à 32 ans, plus convaincant que moi. Le Tigre me propose d’assurer plutôt la jonction entre Poincaré et lui : « Vous savez travailler avec tout le monde et en même temps, votre loyauté à mon égard n’a jamais été prise en défaut. La qualité de mon lien avec le Président de la République apparaît comme l’élément à préserver absolument. Vous connaissez mon fichu caractère. A vous de faire en sorte que Poincaré puisse me supporter assez longtemps pour que l’on gagne cette foutue guerre ! »
Quand je lui parle de Mandel, ma mine un peu déconfite, pour comprendre pourquoi ce dernier occupera la place centrale dans son dispositif, Clemenceau me répond, pédagogue: « Cher Olivier, cela ne doit pas vous préoccuper. Vous n’avez plus l’âge de perdre votre temps au téléphone, toute une journée durant, avec les parlementaires compliqués ou les préfets en attente d’instructions claires, de vivre nuit et jour pour votre patron… Et puis, je ne peux me passer de Mandel, même s’il m’énerve souvent. Il pense pour moi et me protège en faisant le rempart nécessaire avec beaucoup de gens pour que je puisse me concentrer sur l’essentiel. Tout le monde salue sa puissance de travail mais il n’est guère sympathique. Quand je pète, c’est lui qui pue… »
Il est décidé que je ne quitterai pas mon bureau de l’Elysée situé à côté de celui de Poincaré. Je ne rejoindrai donc pas la rue Saint Dominique et le ministère de la Guerre où Clemenceau s’est installé puisqu’il cumule ce ministère avec la présidence du Conseil. Deuxième petite blessure d’amour propre. Je ne serai donc pas localisé facilement là où tout se passe et se décide. A moi donc d’être présent au bon moment, le soir vers huit heures par exemple, quand le Tigre se détend avec ses proches collaborateurs. Peut-être aussi que Clemenceau continuera à m’inviter chez lui, de très bonne heure le matin, pendant sa gymnastique par exemple ou le midi quand il rentre chez lui en auto pour déjeuner…
Aider le Tigre à nous faire gagner la guerre : cela doit devenir notre unique objectif à tous !
