31 décembre 1919 : le regard d’Elsa.

Une Russe… à Tahiti ! Une artiste attirante, vive, au rire communicatif, aux propos souvent si directs… en ménage avec un morne et gauche militaire ! Je ne me remets toujours pas des choix de vie de mon amie Elsa. J’avais reçue une première fois la jeune femme dans mon bureau, avec son mari André Triolet, officier de liaison français à Saint-Petersbourg, puis nous avions sympathisé. Elle s’était engagée à me donner quelques cours de grammaire et de vocabulaire pour maintenir mes connaissances dans la langue de Tolstoï. J’adorais en fait nos longues conversations sur la peinture, la poésie ou la littérature, ses explications fines sur l’âme de ses compatriotes et les sous-jacents de leur Révolution de 1917, ses étonnements sur nos comportements si bizarres de Français, son esprit fantasque et créatif.

Triolet étant muté à Tahiti, elle l’a suivi.

Et mon amie m’écrit à présent de longues et passionnantes lettres sur sa vie dans les îles – soi-disant paradisiaques – au coeur du Pacifique. Son regard original de femme russe sur cette nature inondée d’un soleil tellement éblouissant qu’il en devient hostile et ce climat où l’automne et le printemps n’existent pas, où janvier signifie l’arrivée d’une fournaise suffocante, détonne de ce que l’on peut lire habituellement sur Tahiti. Elle me décrit aussi, sans complaisance, les colons européens enfermés au milieu des flots, comme dans une prison et venus, malgré eux, corrompre les Maoris aux moeurs nobles, candides mais étranges. Leur colonialisme détruit la culture multi-séculaire des autochtones et ne vient pas apporter la moindre quiétude sur l’avenir de l’île. Accroupie pour y écrire, Elsa souffre même sur les plages : leur sable brûlant se révèle chargé, ici et là, de petites bêtes grouillantes, flasques et en définitive répugnantes.

Quand elle cesse son activité épistolaire, Elsa s’ennuie. Elle tente d’apprendre le russe à son mari. Celui-ci bâille et s’endort à chaque leçon. Un peu abruti, il ne comprend pas que la langue natale de son épouse reste une respiration vitale pour elle. C’est par la richesse de ses mots slaves à l’enchaînement subtil, qu’elle peut transmettre, de la façon la plus juste, la complexité de ses sentiments, de ses appréhensions changeantes et ses joies souvent sans lendemain, ses nombreuses peurs aussi. Le pauvre militaire, inculte à ses yeux, lui parle en retour de chevaux, de vie domestique et elle sent qu’il rêve aussi de conquêtes féminines, sans grandeur, d’un soir ou d’un après-midi. Cet homme gentil mais bas de plafond, ne lui aura décidément servi qu’à quitter la Russie pour rejoindre Paris ou Londres.

Mais qu’allait-elle faire dans cette galère australe ? Où veut-elle aller avec cet improbable compagnon de vie? Je lui conseille, dans mes courriers de réponse, de rentrer au plus vite et lui promet de lui faire rencontrer d’autres messieurs : par exemple des artistes du côté de Montmartre, des écrivains fréquentant la Coupole ou le Flore, bref, des gens interessants et faits pour elle.

Je rêve de réveiller son regard, de faire renaître une flamme dans ses yeux. Car je sens confusément que l’on peut devenir fou d’Elsa !

29 décembre 1919 : une drôle d’année 1919 !

On aurait pu croire à une année calme : la guerre est finie, nos soldats rentrent à la maison, nous commençons à reconstruire les régions dévastées, les veuves pleurent leurs morts, encore bien après les avoir enterrés et on soigne, comme on peut, les milliers de blessés. La vie reprend ses droits, abritée par une paix si chèrement conquise. La population essorée, décimée, aspire au calme. Le paysan veut labourer son champ, le prêtre faire sa messe, l’instituteur reprendre son programme, le maçon finir son pan de mur… et le diplomate bâtir une paix durable.

En fait, il n’en est rien. L’encre du Traité de Versailles est à peine sèche que chacun y va de sa critique : « trop dur » selon les uns, « trop mou » pour les autres, « pas assez ambitieux » ou au contraire » irréaliste »… le document ne trouve grâce aux yeux de personne. Les Américains refusent de le ratifier et se tiennent prudemment à l’écart de la Société des Nations que nous installons ces jours-ci à Genève. Les Allemands, humiliés comme jamais, fulminent d’être considérés comme seuls responsables du conflit ; les Anglais se méfient des Français qui le leur rendent bien et les peuples d’Europe centrale ne s’estiment pas respectés par ce qui a été, pourtant, péniblement arbitré. Bref, la guerre se termine à peine, que la paix a déjà du plomb dans l’aile.

Triste année 1919 aussi, sur le plan intérieur, avec des grèves et des manifestations à répétition, dans tout le pays, venant d’une classe ouvrière furieuse qui aurait aimé que les combats horribles de 14-18 mènent à une amélioration de sa condition, alors qu’elle constate que la situation n’a pas bougé : les mines restent toujours dangereuses et sales, les usines aussi épuisantes et ennuyeuses. Triste année enfin sur le front de la vie politique pour mon patron Clemenceau qui subit de vives critiques d’hommes politiques minables, plus habiles pour les manoeuvres à la Chambre que pour mener, en son temps, la France à la victoire.

Heureusement, sur le plan personnel, les choses s’enchaînent bien. Mon aîné Nicolas – sorti sans aucune blessure du conflit (!) – travaille comme ingénieur dans le secteur aéronautique et continue à s’entraîner pour devenir définitivement pilote. La cadette Pauline poursuit une scolarité brillante dans l’ambiance chaleureuse d’un grand lycée versaillais et le dernier, Alexis, passionné de sport, est devenu beaucoup plus doux et calme qu’avant.

Et moi ? eh bien, je continue mon petit bonhomme de chemin. Loin des projecteurs et des fracas de la presse à gros tirage, dans mon austère bureau caché dans l’une des ailes de l’Elysée, je conseille au mieux les dirigeants de tous les bords. Par mes multiples notes et entretiens du matin de bonne heure ou du soir tard, je les pousse, de toutes mes forces, incorrigible passionné, à donner le meilleur d’eux-mêmes pour ce qui reste – tout de même – la plus belle des causes du monde : mon pays adoré, la France !

Parade de l’armée grecque lors du défilé du 14 juillet 1919 : les pays d’Europe centrale s’estiment oubliés par les pays vainqueurs de la Grande Guerre. Rien n’est par exemple prévu pour aboutir à une paix durable et équilibrée entre la Grèce et ce qui reste de l’Empire ottoman. Résultat : les deux nations restent en guerre.

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