22 novembre 1910 : Les bilboquets du fonctionnaire

« On m’avait dit que mon travail serait un jeu, je suis très déçu ! » Maurice Crougnard, zélé fonctionnaire à la préfecture de la Seine, a un rôle peu banal. Il se rend tous les jours dans la grande salle des enchères d’État de la rue des Écoles.

Et que met-il à prix, notre Maurice ? Les milliers de jouets dont les Parisiens ne veulent plus. Les bilboquets jetés négligemment dans les rues à faire trébucher les passants, les vieux diabolos abandonnés qui bloquent les bouches d’égouts, les solitaires qui ont perdu leurs boules et encombrent les immeubles vides : Ces jeux très à la mode dans les années 1880, ces objets que tous s’arrachaient et que les parents ramenaient à leurs enfants émerveillés. Rappelez-vous. Le Jardin du Luxembourg se transformait en cirque de plein air où se mettaient en scène toutes les adresses, où chaque enfant redoublait d’effort pour devenir le champion des jongleurs.

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Après l’effort du bilboquet ou du diabolo, venait, lors du retour à la maison, le soir venu, la concentration sur une partie de solitaire. Moment privilégié et calme pour montrer sa capacité à anticiper, bâtir et retenir des combinaisons pour vaincre ce vrai casse-tête avec élégance.

Maurice reprend, désabusé : « Tout cela est bien fini. Ces jouets ne se vendent plus. Même les aéroplanes en modèle réduit n’intéressent plus personne. Et moi, je dois essayer de faire partir tout cela au prix le plus élevé. Personne ne va lever la main, aucun objet ne dépassera les quatre sous ! Comment puis-je faire ? »

J’aime bien Maurice. Quand j’étais jeune chef de bureau Place Beauvau, il m’a appris ce que l’on n’apprend pas dans les livres. Et quand je prends mon café avec lui le matin, sur le zinc, j’ai envie de l’aider.

Je réfléchis et lâche : « Pourquoi ne pas faire comme pour le fameux jeu de patience fait de petits morceaux de bois illustrés découpés à assembler ? Ce jeu était bien oublié et revient aujourd’hui sous un terme anglais, sans avoir réellement changé. Si vous appelez cela « assemblage de morceaux de bois», personne n’en veut. Et si vous employez le mot magique d’outre-Manche voire d’outre Atlantique, de « puzzle », tout le monde se précipite et l’offre à ses enfants ! »

Maurice reprend un second café, tourne sa cuillère dans sa tasse, sceptique. Il se gratte la tête, passe sa main dans ses cheveux devenus tout blancs, pensif. Puis il s’exclame, avec son accent des faubourgs : « C’est bien ça l’problème. Si vous parlez pas l’english, d’nos jours, z’êtes un homme mort. Même caché dans les soupentes de la préfecture, on peut pas êt’ tranquille ! »

2 commentaires sur “22 novembre 1910 : Les bilboquets du fonctionnaire

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  1. Cher ami,

    Quoique ce soit la toute première fois que je vous écris, sachez je suis un fidèle lecteur de vos billets. Celui d’aujourd’hui m’a bouleversé, étreint, en plein petit-déjeuner, alors même que j’étais en train de déguster une délicieuse madeleine…..

    Ce mot de Diabolo, pour tout dire, m’a replongé soudainement dans mon enfance, m’a ramené le visage de ma chère Albertine, a fait ressurgir en moi un tissu de réminiscences dont je ne peux plus me défaire depuis cette lecture.

    Aussi ai-je commencé aujourd’hui à écrire, écrire….je ne sais quand je m’arrêterai.

    Vous trouverez ci-dessous un extrait du cahier que je viens donc d’entamer aujourd’hui.

    Je ne sais ce que cela vaut.

    A vous de juger.

    Marcel P

    ——————-

    Nous fûmes rejoins ….. par Albertine qui se promenait en manoeuvrant son diabolo comme une religieuse son chapelet. Grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer.

    Aussitôt qu’elle nous eut rejoints m’apparut la pointe mutine de son nez, que j’avais omise en pensant à elle ces derniers jours; sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front s’opposa, et ce n’était pas la première fois, à l’image indécise que j’en avais gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement dans mes regards; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se reconstruisait devant moi.

    Le golf donne l’habitude des plaisirs solitaires. Celui que procure le diabolo l’est assurément.

    ———————

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  2. @ commentaire précédent : Bonne recherche alors ; il est vrai qu’avant un certain âge, les madeleines n’ont que le goût des madeleines. Passé cet âge le goût s’enrichit de tant d’autres choses…

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