7 juin 1910 : Une école moins chère pour le contribuable

« L’Instruction publique nous coûte beaucoup trop cher. Les lois Ferry de 1880 à 1886 qui organisent l’école obligatoire et gratuite pour tous les enfants jusqu’à 13 ans ont conduit à une multiplication des établissements jusque dans les bourgs les plus reculés. Pour les adolescents, il est aussi envisagé dans les projets de la Ligue pour l’Enseignement Post-Scolaire Obligatoire (Lepso), une généralisation des cours du soir. En attendant, la République a construit à grands frais les lycées Voltaire, Carnot, Janson de Sailly et Buffon, sans parler du lycée Lakanal à Sceaux et des lycées de jeunes filles qui sortent de terre comme des champignons.  On parle d’augmentation du traitement des instituteurs, en parallèle avec une probable diminution du nombre des élèves par classe ! Où va-t-on ? »

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Ferdinand Buisson, un valeureux député qui milite pour la « coûteuse » extension de l’enseignement obligatoire à tous les adolescents.

Le chef de bureau de la direction générale de la comptabilité, forteresse du ministère des finances, chargée de serrer les vis budgétaires, ne décolère pas. Il inonde mon bureau de documents et de chiffrages montrant que l’éducation des jeunes Français va coûter de plus en plus cher. « Vous vous rendez compte que si nous continuons comme cela, la France dépensera, un jour, plus pour ses écoles que pour son armée ? » Constatant que cette perspective ne semble pas m’effrayer outre mesure, il poursuit : «  Et pourtant, il existe un moyen pour maîtriser les coûts dans ce secteur. »

Je dresse l’oreille : le ministère des finances aurait une idée nouvelle, originale ? Il ne se contenterait pas de pester contre celles des autres ? Je regarde silencieusement et attentivement le jeune et lumineux chef de bureau qui me fait face. Un peu raide dans son costume, bien peigné, le visage encore poupin, il a tous les diplômes en poche : Droit et École Libre de Science politique, poursuivis par la réussite au très difficile concours de l’Inspection des finances, avant d’être recruté directement par le ministre dans le bureau supervisant les négociations budgétaires avec les ministères dits « dépensiers ».

« Monsieur le conseiller, il faut lire le manuscrit que Jules Verne n’a jamais réussi à publier sur Paris au XX ème siècle. Il y propose de mettre en place une grande Société Générale de Crédit Instructionnel. Elle regrouperait tous les moyens éducatifs dont la France a besoin sur un seul lieu, à Paris, à la place du Champ-de-Mars. Plus 150 000 étudiants pourraient suivre des cours de haut niveau en physique, mathématique, mécanique, commerce, industrie pratique ou finances. Les lettres, le latin et le grec qui servent à peu de choses pour la prospérité de notre économie et la vitalité de nos industries, seraient abandonnés. La Société Générale serait dirigée par des banquiers, des industriels, des militaires et des parlementaires. Aussi, les enseignants pourraient se concentrer sur la transmission du savoir et ne prendraient pas part à une direction à laquelle ils n’entendent rien.

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Le Champ de Mars dans les années 1900

Un inspecteur du gouvernement s’assurerait que cette société d’enseignement – entièrement financée par l’apport de fonds privés – satisfait bien l’intérêt général et forme les cadres dont le pays a besoin. Il n’y aurait plus la dispersion et la multiplication des moyens dont souffre l’actuel ministère de l’Instruction publique. »

Je demande à notre brillant chef de bureau de m’indiquer quand le projet pourrait aboutir. Il me répond, confiant et soudain décontracté : « Jules Verne prévoyait l’arrivée des premiers élèves dans cette Tour de Babel du Savoir vers 1930. Si nous poussons les grands patrons dès à présent sur ce projet, nous pourrions envisager le lancement dans quatre ou cinq ans, dès 1915. A cette date, de grandes économies pour le budget de l’État commenceraient, en même temps qu’une prise en charge plus rationnelle de nos jeunes. »

Je regarde le fonctionnaire comme un jeune fou. Il représente pour moi la génération « Caillaux », le ministre inspecteur des finances, qui a recruté ainsi quelques « têtes bien faites » comme il disait, « chargées de moderniser l’Administration française ».

Une chose me rassure : le vieux personnel politique radical, blanchi sous le harnais, respectueux des traditions d’une école républicaine qui a fait ses preuves, n’a aucune chance de prêter une oreille attentive aux discours de cet apprenti sorcier administratif. Une inquiétude plane pourtant : j’imagine qu’un jour, notre haute administration pourrait compter des chefs de bureau comme celui-là en nombre suffisant pour que notre Instruction publique en soit bouleversée.

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Le Champ de Mars pendant l’Exposition Universelle de 1900

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5 commentaires sur “7 juin 1910 : Une école moins chère pour le contribuable

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  1. Mouais, bel éloge de l’immobilisme, sous couvert d’humanisme éclairé, à l’heure où l’ on perçoit clairement le fossé qui s’est creusé entre l’école et la société, pour avoir voulu la préserver de cette dernière, et lui éviter les adaptations à une époque qui voit de nouveaux pays s’engouffrer goulûment dans l’économie de la connaissance.

    Quel est donc le bilan de la victoire des chantres de cet immobilisme ?

    Un pays déclassé un siècle plus tard , endetté par son aversion à la rationalisation tant décriée, en passe d’être dépassé par de nombreux autres pays dont le pragmatisme et l’efficacité nous renverrons dans les oubliettes de l’histoire, à nos souvenirs de ce temps où les idéologies pouvaient dominer pour n’être encore pas concurrencées par l’intelligence empirique, certainement plus adéquate que celle, toute théorique et plein d’à priori qui nous caractérise.

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  2. N’est ce pas en effet un « campus » universitaire que nous propose le chef de bureau? Avec leurs chaires créées ou financées par des mécènes privés, le regroupement de différentes disciplines sur un même espace, etc.
    De quand date leur apparition aux Etats-Unis? (les Berkeley, Yale, UCLA, etc)

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  3. Réponse à la réction anomyme du 06 06
    Depuis quand les industriels, les militaires (les juntes?!?) ont-ils droit de regard sur l’instruction?
    Depuis quand le savoir est-il une marchandise?
    Regardons ce que font nos chers têtes pensantes formées dans l’idéologie capitaliste viellissante:
    Ils arrivent à couler des sociétés fleurissantes à force de réorientations, prise de nouveaux marchés et autres décisions hasardeuses prises sur des rapports et des anticipations lumineuses.
    Recemment, un chef d’entreprise se croyait à l’abris de la crise puisqu’il fabrique des landaus et qu’il y aura toujours des naissances. Il a fallu qu’un de ses employés peu formés à la dynamique des marchés lui explique que les futurs parents n’achèteront plus du neuf mais recycleront les poussettes de la famille, des amis et les occasions !
    Quelle clairvoyance de la part de celui qui doit prendre les décisions !
    Quand Coluche disait que les technocrates feraient faillite en vendant le sable du Sahara, il ne se trompait pas.
    Quand on voit la prise de contrôle et de destin sur nos états par de juvéniles traders cocoïnomanes nés dans le luxe, on ne peut que se persuader que notre éducation doit privilégier l’émergence du peuple et non des nantis qui nous spolient !

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  4. @Vincent: je ne sais pas de quand date Yale, mais le campus de Paris-Sorbonne rassemble toutes les disciplines universitaires depuis le 13ème siècle…

    Paris s’est entièrement construit autour de l’institution universitaire, d’abord dans sa déclinaison chrétienne (théologie) puis littéraire et enfin scientifique. Il a fallu 68 et la réaction de droite anti-gauchisme estudiantin radical pour disperser les étudiants sur l’ensemble de la région Ile de France. Notez que le « campus » estudiantin faisait déjà grincer des dents aux bons bourgeois de la ville médiévale: on ne compte plus les textes décrivant des étudiants délinquants, ivrognes, violeurs et violents dans le Paris médiéval ou d’ancien régime.

    J’ajoute que la France est un des pays d’Europe où l’université est la plus ancienne, avec l’Italie, avec deux à trois siècles d’avance sur l’Espagne, l’Angleterre ou l’Allemagne.
    Une recommandation de lecture: « l’intellectuel au moyen age » folio histoire, à défaut de suivre des cours de fac sur le sujet.

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  5. Sous la photographie de Ferdinand Buisson on trouve la légende suivante le décrivant comme « un valeureux député qui milite pour la “coûteuse” extension de l’enseignement obligatoire à tous les adolescents. »

    Je me suis demandé ce qui motivait FB à promouvoir cette éducation universelles pour tous nos jeunes, sans regard pour le coût insensé des mesures qu’il préconise !!

    J’ai trouvé, il a peur des Apaches. Plus précisément que nos jeunes deviennent des Apaches !!

    Extrait d’un article de ce Mr Buisson parût il y a deux ans (dec.1908), dans la revue L’ACTION NATIONALE, organe de la Ligue Républicaine d’Action Nationale

    « A la minute précise où ces jeunes gens et ces jeunes filles quittent l’école, une vie finit pour eux et une nouvelle commence. La vie qui finit est celle où une âme attentive et aimante se penchait sur la leur pour cultiver leur intelligence et leur volonté, où ils pouvaient se croire l’objet d’une tendre sollicitude de la société, dans ce doux petit monde scolaire où tout leur parlait de justice, d’ordre, de bonheur et de bonté.

    Le rêve est brutalement interrompu par la vie réelle qui commence : c’est celle de l’atelier pour le travail, celle du cabaret et de la rue pour la distraction. Il s’en dégage une force infinie de contre-éducation qui défait en quelque mois l’oeuvre frêle de l’école. Elle les enlace, les séduit, les grise, les déniaise, hélas! et trops souvent les corrompt.

    Etonnez-vous ensuite que de ces millions d’éducations tronquées, arrêtées net au moment où commence vraiment celles de nos lycéens, il sorte, la misère et le vice aidant, quelques milliers d’apaches. »

    De la peur de l’apache sortira-t-il une bonne politique?

    Bye

    Olivier Stable

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