1er mars 1910 : Anne-Charlotte, redoutable séductrice

Bref rappel de l’épisode précédent : Un collaborateur -Jules – me confie, honteux, qu’il trompe sa femme avec Marguerite, sa bonne. Elle lui tarifie ses services, promettant en échange de ne rien dire à son épouse. Cette dernière est, en secret, informée de tout ce manège et récupère pour son propre compte les sommes versées par son naïf conjoint.

Nous sommes restés sur cette double interrogation : comment ai-je eu connaissance de cette triste affaire et que fait la femme de Jules de l’argent récolté ?

Je prends beaucoup de précautions pour répondre à mon collaborateur. Il n’est pas évident pour lui de découvrir que ses vilaines petites coucheries étaient connues depuis longtemps des deux personnes vis-à-vis desquelles il essayait de faire bonne figure : sa femme et son chef.

Son épouse ? : Anne-Charlotte de Corcelette, descendante d’un obscure petit marquis dont le château en Savoie tombe en ruine. Des dettes en guise d’héritage, un riche patrimoine culturel pour faire oublier les trous dans la toiture du patrimoine foncier, une vie faite de nostalgie d’une splendeur passée qui s’est effritée au fur et à mesure que les rentes n’ont plus été la garantie d’une vie à l’abri du besoin.

Anne-Charlotte s’est casée auprès d’un fonctionnaire sans le sou : Jules se révèle brillant juriste mais bien incapable de lui offrir la vie mondaine dont elle rêve.

Anne-Charlotte a longtemps poussé son mari à viser plus haut : « Tu devrais rencontrer ce fameux Tardieu qui pourrait peut-être te faire entrer en Conseil d’État ! » Jolie femme, aimant toilettes et bijoux, elle désespère de voir mon collaborateur Jules se contenter des quelques centaines de francs qui constituent son maigre traitement de rédacteur.

william-mcgregor-paxton-le-collier-de-perle-1909.1267336125.jpg

Anne-Charlotte de Corcelette, fascinée par les luxueux colliers de perles…

Un jour, Anne-Charlotte en a eu assez et m’a demandé un rendez-vous… pour évoquer la carrière de son époux. Plantant ses beaux yeux verts dans les miens qui peinaient à ne pas plonger dans son décolleté qui aurait fait honte à son ancêtre mais qui avait déjà visiblement beaucoup plu au portier du cabinet du ministre, elle a, ni plus ni moins, exigé, pour Jules, un poste de sous-directeur à horizon trois ou quatre ans. Un peu vexée par l’éclat de rire que je n’ai pu retenir, elle a accepté de m’écouter, un peu boudeuse :

« Mme de Corcelette, je comprends votre impatience à voir se concrétiser la réussite professionnelle de votre conjoint. Vous comprenez bien cependant que notre Administration ne peut plus être celle des passe-droits et que nos promotions obéissent à d’autres considérations que le fait du Prince. Nous n’avons pas encore de statut des fonctionnaires mais nous veillons aux respects des règlements pour l’avancement au sein de chaque corps.

Pour autant, si vous avez de l’ambition, la France peut sans-doute quelque chose pour vous. Mais il vous faudra être coopérante. »

Pas de doute, en la personne d’Anne-Charlotte, je tenais la femme élégante, ambitieuse, intelligente et un peu vénale dont rêvait le Deuxième Bureau.

La succession de jeunes officiers allemands, adjoints de l’attaché militaire de l’ambassade du Reich à Paris, avait donné des idées aux as du contre-espionnage. Il fallait trouver quelqu’un pour séduire ces jeunes lieutenants ou capitaines issus des états-majors berlinois et leur soutirer, dans le secret des alcôves, de précieuses indications sur les matériels prussiens ou sur l’avancée des plans d’invasion de notre pays.

Anne-Charlotte serait la femme idoine : des besoins d’argent, de reconnaissance ; l’envie de changer de vie, d’être dans les petits secrets des grands et de connaître la part d’ombre de ceux qui brillent.

Une partie de la suite est connue : l’embauche d’une bonne choisie par nos soins, le pauvre Jules qui se laisse séduire par cette servante Marguerite, cette dernière qui le fait chanter et qui reverse à Anne-Charlotte les sommes perçues par Jules sur l’enveloppe cabinet.

L’autre partie de l’histoire fait penser à un roman de gare : Anne-Charlotte invitée grâce à notre entremise à chaque réception de l’ambassade d’Allemagne, des valses étourdissantes avec des jeunes Frantz et des beaux Karl, en uniforme rayonnant d’officiers de la Garde. Anne-Charlotte agissait les mains libres pendant que son mari s’empêtrait dans ses amours ancillaires. Bref, la réalisation parfaite de nos plans machiavéliques.

officier-allemand.1267336354.jpg

Un des jeunes lieutenants prometteurs de l’ambassade d’Allemagne séduit par Anne-Charlotte de Corcelette

Elle nous en a apporté des informations notre Anne-Charlotte ! L’installation des batteries autour de Strasbourg, les différentes variantes des plans d’invasion de la Belgique, les recherches sur les canons à tir rapide : autant d’éléments analysés avec soin par le Deuxième Bureau et le Renseignement militaire et servant, ensuite, à guider les recherches de nos espions au-delà des frontières.

Jules m’écoute, abasourdi. Non seulement, sa bonne lui a menti mais sa femme mène une vie complexe, presque dangereuse, sans qu’il ne se doute de rien. Quant au chef que je suis, il me découvre comme un redoutable manipulateur, quand l’intérêt de la Patrie l’exige.

Les codes civils, les arrêts du Conseil d’État, les « considérants » et les « attendus » des hautes juridictions ne sont d’aucun secours à notre juriste qui sent le sol se dérober sous ses pieds. Lui qui s’était affranchi du monde des règles claires -qui faisaient ses délices professionnels – avec sa petite bonne et qui pensait qu’il était le seul à pratiquer le double jeu, découvre qu’il n’était qu’un amateur comparé à sa femme et à son chef.

Il se risque à une ultime question : « Et ma servante Marguerite, comment l’avez vous choisie avant de faire en sorte que ma femme ne la recrute ? »

Je réponds avec froideur : « Marguerite aura été celle qui a vengé toutes les bonnes qui subissent les assauts de maîtres comme vous, sans pouvoir se défendre. Elle était employée aux écritures à la Préfecture de Police, son vrai nom est Edwige et elle réintègre ses anciennes fonctions demain.

Mon cher Jules, il vous reste à vous concentrer sur vos commentaires d’arrêts, jusqu’à tard le soir, tout en laissant votre femme travailler pour la France. Au bout d’un certain temps, les sommes que nous lui verserons dorénavant directement, finiront bien par couvrir la réparation du château de ses ancêtres. En attendant, la République apprécie qu’une aristocrate comme elle, puisse ainsi se donner corps et âme ! »

________________________________________________

Vous aimez ce site ? Votre journal préféré, “Il y a un siècle”, est devenu aussi un livre (et le blog continue !). Dans toutes les (bonnes) librairies :

“Il y a 100 ans. 1910″

 http://www.oeuvre-editions.fr/Il-y-a-100-ans

7 commentaires sur “1er mars 1910 : Anne-Charlotte, redoutable séductrice

Ajouter un commentaire

  1. Beurk !
    Mais c’ est un beurk laudatif : Entre une nouvelle de Maupassant et un article dans Historia, on sent les névroses de cette époque.
    Tout cela pour arriver à Verdun. Peut-être sans Anne-Charlotte c’ eut été Paris …

    Par contre, je me lève, je ne connais pas cette rubrique, est-ce historique ? réel ? dites-moi tout s’ il vous plait, et ne me moquez pas.

    ps : quoiqu’ il en soit je vais chercher sur google.

    J’aime

  2. Corcelette, c’est le nom de Jules (son mari) ou son nom à elle (et peut-être celui de l’obscur(e) marquis dont elle descend) ?

    Dans le dernier cas, pourquoi l’appelez-vous Madame de Corcelette ? Il me paraît improbable qu’en France, en 1910, et dans le milieu dans lequel cette dame évolue, on ait appelé une femme mariée par son patronyme…

    J’aime

  3. Chère Dom
    Bonne remarque !
    De Corcelette est bien le nom des ancêtres de Anne-Charlotte.
    Son nom de femme mariée, donc le nom du collaborateur Jules, est « Tiegel »
    Ce nom n’a jamais plu à Anne-Charlotte qui s’était déjà fait connaître largement, pendant sa jeunesse dissipée (je vous en parlerai un jour) sous son nom de jeune fille. Ses proches, honteux de son mariage avec le pauvre Jules, continuent aussi à employer De Corcelette, au grand désespoir de son mari.
    Les services du Deuxième bureau préfèrent aussi utiliser De Corcelette au lieu de Tiegel qui ne ferait guère rêver les beaux officiers du Reich. En effet, Tiegel, en allemand, se traduit par… « Casserole »
    L’auteur

    J’aime

  4. Machiavel peut aller se rhabiller..
    Jules ce coquin trousseur de bonnes semble donc finalement à la fois cocufié et privé d’une bonne pour satisfaire ses goûts pour les émois extra-conjugaux ?
    Espérons pour l’équilibre de l’histoire que la nouvelle bonne sera une femme non soumise mais consentante et heureuse d’être aimée (j’aime bien les fins qui finissent bien).
    Quant à Edwige, on sait ce qu’elle a créé à la Préfecture de Paris..

    J’aime

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑