31 juillet 1909 : La politique du chien crevé

 » Votre Patron a aussi pratiqué la politique du chien crevé qui suit le fil de l’eau ! » . Nous sommes au 5 boulevard des Italiens au siège du journal « Le Temps ». Face à moi, Adrien Hébrard, directeur gérant et André Tardieu, spécialiste des relations internationales. Les deux hommes commentent la politique de Clemenceau avec peu d’indulgence. Tout y passe : la Marine a été délaissée, l’armée n’a pas été réformée, les relations sociales se sont tendues, les investissements dans les transports restent insuffisants, les lois sociales demeurent trop timides…

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Adrien Hébrard, directeur gérant du journal « Le Temps » et André Tardieu, principal rédacteur des pages internationales

Je laisse passer. Le départ du Tigre est trop récent pour que son bilan puisse être mis en perspective avec sérénité. Le Temps, journal modéré, en principe dans la ligne gouvernementale, n’a jamais aimé l’ancien Président du Conseil et sa personnalité très (trop?) affirmée. Les critiques d’Hébrard et Tardieu ne sont donc pas une surprise.

Froidement, je glisse :

– J’imagine que vous ne m’avez pas fait venir uniquement pour vous livrer à une critique de notre travail de ces trois dernières années ?

Hébrard a compris mon agacement et me regarde fixement derrière ses paupières lourdes. D’une voix monocorde, avec des gestes lents, il m’explique ce qu’il attend de moi :

– Votre expérience des allées du Pouvoir va nous servir. Vous pouvez livrer des témoignages intéressants pour nos lecteurs et expliquer le monde dans lequel nous vivons. Pendant le mois d’août, je souhaite que vous fassiez une chronique sur notre époque sous la forme d’un abécédaire. Le 1er août, vous commenceriez par un article intitulé « A comme Allemagne » et vous finirez à la fin du mois par un papier qui commencera par « Z comme Zola ».

– Je suis libre d’écrire ce que je veux ?

– Comme tous les rédacteurs du Temps, vous resterez anonyme et vous ne citerez pas vos sources. Il vous appartiendra cependant de les recouper et de faire en sorte que nous nous ne soyons pas contredits par l’agence Havas. Vous devez faire sentir ce qu’il y a d’important dans notre époque. Imaginez que vous êtes lu par des gens des années 2000 !

Tardieu s’impatiente. Il doit prendre le train pour Cherbourg et rejoindre le cortège présidentiel dans le cadre de la visite du tsar Nicolas II en France. Avant de se lever, il me parle avec chaleur :

– Nous apprécions que vous acceptiez une collaboration avec un journal qui n’est pas lié à Clemenceau. Il est plus courageux pour vous de travailler ici qu’à l’Aurore.

– L’Aurore ne cesse de voir ses ventes baisser alors que les vôtres se maintiennent à un haut niveau. Je resterai anonyme mais, au moins, je serai lu.

Je quitte le bureau d’Hébrard en même temps que Tardieu. J’échange avec cet homme qui a fait comme moi le lycée Condorcet et Ulm. Reçu premier au concours des Affaires étrangères, spécialiste des finances publiques, ses centres d’intérêt recoupent les miens. Nous nous séparons en face de la gare Saint-Lazare. Une courte poignée de main et un échange de cartes de visite. La promesse, sincère, de se revoir vite.

Ma carrière de « journaliste » commence.

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