28 décembre 1908 : Que nous réserve Marcel Proust ?

Attachant mais exaspérant. Supérieurement intelligent mais parfois ô combien puéril. Longtemps silencieux dans un groupe puis soudain enflammé, caustique, drôle. Du coeur mais aussi de la cruauté.

Je connais Marcel Proust depuis une dizaine d’années. L’affaire Dreyfus nous a rapprochés. Nous étions à l’époque quelques-uns à faire bloc, à élaborer des stratégies de résistance, à nous passer des informations et à nous soutenir mutuellement.

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En 1908, année charnière, Marcel Proust revient avec passion au roman et commence à écrire véritablement son oeuvre immense…

J’ai eu aussi l’occasion d’assister à un duel entre Marcel et Jean Lorrain, le second ayant sali le premier publiquement. Je devais rendre compte du résultat de ce combat au pistolet à Mme Arman de Caillavet qui tremblait pour son protégé. Résultat ? Deux balles perdues dans le bois de Meudon au petit matin, aucune blessure, deux tireurs très médiocres… et beaucoup d’inquiétude inutile.

Un ami ? Pas vraiment, plutôt une connaissance. Un homme qui marque, qui intrigue, qu’on est heureux de rencontrer dans une soirée sans savoir quand nos chemins se croiseront à nouveau.

Ses articles dans Le Figaro sont plaisants. On oublie presque le sujet abordé (le dernier recueil d’Anna de Noailles chez Calmann-Lévy par exemple) et se laisse porter par une plume alerte, une sensibilité à fleur de peau, une connaissance intime des oeuvres de John Ruskin, de Francis Jammes ou Maeterlinck qu’il cite, de mémoire, en référence.

Une taille moyenne, les épaules tombantes, mince, pas toujours très bonne mine malgré son teint mat. Le physique de Marcel n’impressionne pas au premier abord. Le regard attire en revanche irrésistiblement. Les paupières tombantes en accentuent parfois sa douceur mais la noirceur des yeux ne cache pas longtemps une palette impressionnante de sentiments. Ironie mordante, colère -Marcel est susceptible – volonté de séduire ou d’être séduit, bonté souvent, dureté parfois. Sa main gauche cherche discrètement son visage, cache à moitié ses lèvres, laisse un doigt pour caresser la moustache soigneusement taillée. Timidité et concentration d’un homme de lettres qui transforme chaque instant en exercice de l’esprit.

Certains le résument à un dandy de salon. A tort. Marcel, souvent souffrant -son terrible asthme- sort de moins en moins. S’il a connaissance de ce qui se passe et se dit dans les dîners en ville, c’est par les rapports que lui font quelques ami(e)s fidèles.

Non, maintenant, il écrit. Sa mère est morte. Blessure profonde qu’il ne peut soigner qu’en écrivant encore. Vite, très bien. Les pages se noircissent avec frénésie. Le travail sur la mémoire, la cuisine des souvenirs, une extraordinaire aisance de plume, conduisent à remplir un cahier, puis un second, un troisième… Il s’enferme. Quelques biscuits, un café, un verre d’eau. Il travaille des heures sans notion du temps. Dehors il fait froid, l’air humide, la crainte de la crise d’asthme, de l’étouffement, poussent à rester au chaud, derrière la table, le dos courbé sur les feuillets qui s’accumulent.

Il annonce à qui veut l’entendre un roman appelé « Contre Sainte-Beuve ». Ce ne sera pas un essai mais une fiction complexe, des centaines de pages où se mêlent des entrelacs de souvenirs de sa mère, de Venise, de Combray. Le drame de se coucher seul, la joie de promenades à la campagne, le sifflet des trains, d’autres sons, des odeurs qui reviennent. L’amour, la tentation homosexuelle, le désir de plaire, de ravir l’autre, de le posséder en rêve, jalousement.

Marcel et moi nous retrouvons une fois par mois au café ou au bar du Ritz. Toujours ce jeu idiot des dominos. Prétexte pour qu’il me lise à haute voix sa production de la nuit. De longues phrases, des « que » s’enchaînent sans lasser. Une façon révolutionnaire de construire un roman qui éloigne la perspective de trouver un éditeur.

 » Le mot homosexuel terrifie, l’immoralité de certaines pages fera fuir  » lâche-t-il tristement. Je n’ose pas lui dire que sa maladresse vis à vis des patrons de presse le prive de précieux soutiens. Je crains de trop parler. La peur d’être ridicule face à un génie ou de blesser un être ultra sensible. 

A un moment donné, il ne parle plus, son regard se perd au loin. Marcel Proust m’a déjà quitté par la pensée. Gardera-t-il quelque chose de notre rencontre ? Quel geste ou attitude a priori banale sera relevée et transformée dans son roman en phrase soyeuse, en description inattendue… et d’un seul coup inoubliable ? 

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L’écriture de Marcel Proust… sur des milliers de pages…

6 commentaires sur “28 décembre 1908 : Que nous réserve Marcel Proust ?

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  1. si je ne dis pas de bêtises, Combray est une invention littéraire. Difficile alors pour le Proust de 1908 de le présenter comme un lieu réel à une connaissance qui n’a rien d’intime sans préciser ce point. Mais je me trompe peut-être. Ma lecture de la recherche date tellement.

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  2. Charles, 

    Combray est effectivement une invention littéraire…comme le sont les autres noms (de lieux, de personnes ) dans l’oeuvre de Proust. Combray est le refuge de l’enfance par excellence et synthétise une partie des souvenirs de l’écrivain liés à ce qu’il a réellement vécu à la campagne à Illiers et dans les environs (entre la Beauce et le Perche).
    En 1908, Proust lisait déjà à haute voix quelques pages qu’il venait d’écrire à des connaissances choisies (notre héros par exemple !) qu’il espérait transformer en secrétaire…

    Cordialement
    L’auteur, Olivier Le Tigre

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  3. J’aime vos lapsus orthographiques « proustiens », si je puis dire. Marcel aimait « mater », ce qui lui vaut un teint « mate ». De même, l’omniprésence de la 1ère personne chez Proust amène votre héros à organiser leurs rencontres « une fois par moi »….
    Pour compléter ces commentaires tatillons, j’ajouterai qu’en décembre 1908, le projet « contre Sainte-Beuve » n’était pas encore un roman complexe, mais un essai narratif de trame assez simple : le protagoniste Marcel Proust reçoit un matin avant de se coucher le numéro du Figaro où est publié son premier article ; il le lit, le relit, des éléments de la matinée lui rappellent des souvenirs de diverses époques de sa vie, d’autres suscitent en lui des désirs, etc, et ce protagoniste comprend soudain qu’un sujet est un être de sensations, désirs, souvenirs enfouis, que le vrai moi réside dans cette sensibilité profonde, ce qui lui donne l’idée d’un prochain article (ou étude), qu’il fonce développer à Maman : la littérature est l’expression non pas des « idées » d’un écrivain, de son moi social (ainsi résume-t-il la critique beuvienne), mais de sa sensibilité profonde. En gros. Et en décembre 1908, Proust ne raconte pas encore à qui veut l’entendre ce beau projet, car il craint les « copiateurs »… C’est seulement pendant l’été 1909, lorsque le projet narratif est devenu un roman complexe, déjà bien développé (il espère le publier à l’automne), qu’il commence à parler à « tout le monde » de ce roman intitulé alors « Contre Sainte-Beuve, souvenir d’une matinée ». — Ces précisions chronologiques pour permettre à votre journal « au jour le jour’ de ne pas anticiper trop sur des événements qui appartiennent à l’année 1909….

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  4. Françoise, 

    Bravo pour la précision ( et l’humour caustique et donc proustien) de ce commentaire.
    Pour les coquilles :
    le « moi » était effectivement un lapsus savoureux. Le « mate » tombait plus à plat, quant au verbe « mater », il sonne étonnamment moderne…mais je viens de vérifier, c’est de l’argot employé pour la 1ère fois en 1897… donc, votre jeu de mot n’est pas anachronique.
    Sur le fond : Proust a commencé à écrire en novembre 1908 (il l’annonce par lettre à G. de Lauris et achète des cahiers en nombre pour remplacer ses feuillets épars); on sait, en outre, qu’il écrivait très vite et qu’il avait tendance à ne pas avouer tout ce qu’il avait déjà écrit.
    C’est en août 1909 qu’il estime avoir quelque chose de publiable. Entre novembre 1908 et août 1909, bien malin celui qui peut savoir où il en était exactement, jour après jour.
    A la mi-décembre, Proust écrit à Georges de Lauris que le « Sainte Beuve » est écrit dans sa tête… mais qu’il ne peut écrire sur le papier « ne pouvant se lever ». Il avoue aussi, plus loin, que c’est la 4ème fois qu’il jette sur le papier ses idées sur la question (contradiction ?).

    On peut donc imaginer un enrichissement progressif de ce qui devient progressivement un roman, par vagues successives, de mi 1907 (date à laquelle Proust lit un article dans le Figaro sur Sainte Beuve qui lui donne envie d’écrire lui aussi sur ce sujet) à mi 1909.

    Je savais que sur Proust, nous aurions des commentaires de spécialistes pointus… nous voilà servis…

     L’auteur, Olivier Le Tigre

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  5. Bravo pour ce billet, c’est mon préféré de ceux que j’ai lus. J’ai une grande admiration pour Proust (mais je ne suis pas sûr que j’aurais accepté d’être son secrétaire ! ;-)).

    Une remarque : Proust évitait le terme alors médical et récent « homosexuel », d’origine allemande et assez mal formé. Il utilisait plutôt « inverti », mot courant en 1908 pour autre chose que du sucre, voire « homme-femme » ou « efféminé » ou divers synonymes.

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