24 novembre 1908 : le roman russe pour éviter la guerre

 » Evitons les poncifs habituels ! L’immensité des steppes, les milliers de pages de chaque roman, la soi-disant âme russe…  » Le marquis de Vogüé, auteur, il y a une vingtaine d’années, d’un essai passionnant  – « Le roman russe  » – a fait découvrir aux Français Tolstoï et Dostoïevski. Il a su être le passeur pour des générations d’étudiants, de curieux ou de russophiles vers une littérature méconnue, parfois déroutante mais qui marque profondément les lecteurs.

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Léon Tolstoï, 1ère photographie couleur (« autochrome ») de l’écrivain russe en mai 1908

Nous prenons le thé ensemble, avec Emile Chartier, dit Alain, autre passionné de « La guerre et la paix  » ou « Anna Karénine  » . N’étant pas sûr de proférer autre chose que des banalités, je reste silencieux et écoute attentivement ces deux cerveaux lumineux, échanger leurs impressions et points de vue.

 » Ce qui me frappe, c’est la méconnaissance des Français vis à vis de la Russie alors que tout noble moscovite qui se respecte séjourne souvent à Paris.  » Le marquis cite alors ces quelques lignes de Tolstoï :  » Le prince Basile s’exprimait en ce français raffiné que parlait nos grands-parents dans lequel même ils pensaient, en y mettant cet accent protecteur, ces intonations molles qui sont habituelles à quiconque a vieilli dans le monde et tient son rang à la cour.  » Les Russes arrivent même à se distinguer entre eux à leur façon de parler la langue de Molière !

Emile Chartier écoute, le regard pétillant, il attend de pouvoir citer lui aussi un passage qui lui tient à coeur dans  » La guerre et la paix ». Il repousse la tasse devant lui et s’empare de l’exemplaire reposé sur la table basse par le Marquis de Vogüé. Il tourne rapidement les pages jusqu’à la quatrième partie du livre deuxième, chausse ses lunettes, attend que nous soyons attentifs et lit à haute voix des lignes qui, manifestement, l’amusent beaucoup :

 » La tradition biblique prétend que la félicité du premier homme avant sa chute consistait en l’absence de travail ; c’est à dire dans l’oisiveté. L’homme déchu a conservé le goût de l’oisiveté, mais la malédiction divine pèse toujours sur lui, non seulement parce qu’il doit gagner  son pain à la sueur de son front, mais parce que sa nature morale lui interdit de se complaire dans l’inaction. Une voix secrète nous dit que nous serions coupables en nous abandonnant à la paresse. Si l’homme pouvait rencontrer un état où, tout en restant oisif, il sentait qu’il était utile et accomplissait son devoir, il trouverait dans cet état l’une des conditions du bonheur primitif. Or toute une classe sociale, celle des militaires, jouit précisément de cet état d’oisiveté imposée et non blâmable. Cette inaction forcée, légale, a toujours fait et fera toujours le principal attrait du service des armes.  »

Content de lui, Alain se retourne vers moi, hilare :  » Il faudrait que vous fassiez lire ces quelques lignes à notre bon ministre de la Guerre Picquart !   » Et nous partons tous trois dans un grand éclat de rire.

Le Marquis reprend son sérieux plus vite :  » Quel style… un peu provocant mais pas si mal vu que cela. Il n’empêche que Tolstoï a une vision inquiétante de la guerre et des grands événements. Selon lui, nous ne sommes que les jouets d’un destin sur lequel nous n’avons pas prise. Nous sommes broyés par une Histoire en marche qui se joue de nos volontés et libre arbitre. Avec des réflexions comme celle-là, la guerre contre l’Allemagne que nos diplomates, nos politiciens ou nos généraux ne cessent de repousser et d’éviter, est peut-être déjà programmée, écrite d’avance. Il ne sert à rien de nous démener pour la paix.  »

 » Je ne suis pas d’accord. Tolstoï lui même se contredit.  » Alain est heureux d’avoir retrouvé le terrain de la philosophie :  » L’écrivain russe parle des milliers de petites causes qui façonnent les grands événements : le sergent qui se réengage dans les armées de Napoléon, la susceptibilité du tsar, la politique anglaise tortueuse… Et bien, justement, l’absence de l’une des causes peut tout faire basculer dans un sens ou dans l’autre. Cela dépend de vous et de moi pour une part et notamment de nos opinions là-dessus. Si nous croyons que la guerre est inéluctable, elle le sera. Le fatalisme se prouve de lui-même dès qu’on y croit. Dès que l’on prie, il y a des dieux !  »

Alain repose le lourd roman devant nous en l’empilant sur « Anna Karénine  » et « L’idiot » . Je réalise que cette pile de livres contient une bonne part de la réflexion de l’humanité sur les sujets essentiels : la vie, l’amour, la guerre, le pouvoir, l’amitié, le devoir ou la passion… Un condensé d’intelligence, un résumé du savoir humain et des histoires, universelles, qui nous entraînent et nous touchent.

Un homme qui lit… ne devrait pas faire la guerre.

Un commentaire sur “24 novembre 1908 : le roman russe pour éviter la guerre

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  1. Oui, comme Alain nous manque…
    Ces pages pleines d’intelligence me plaisent beaucoup et ont comme seul inconvénient de quelquefois faire ressortir la médiocrité de ce qu’on peut lire aujourd’hui !

    sous votre plume, le siècle dernier semble si prometteur…

    bonne continuation,
    Alban

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